Facebook Instagram Twitter Youtube

<< Retour au compte rendu

Compte-rendu de la cérémonie de remise de la médaille des Justes au Pasteur Pierre Gagnier et son épouse Hélène

18 janvier 2012

Discours de Georges Isserlis (Enfant sauvé par Pierre et Hélène Gagnier)

Né de parents émigrés de la Russie tsariste dans la première décade du vingtième siècle et je n'ai découvert ma "judaïcité" qu'en 1940, lors du début de l'invasion allemande au nord de la France.

Mes parents naturalisés français, l'un comme l'autre, craignaient, par expérience, dès l'évocation de la signature d'un armistice, le fort risque de mesures antisémites, imposées par l'Allemagne hitlérienne auxquelles, à 14 ans, je ne pouvais croire, en France, mais que eux connaissaient pour les avoir déjà subies, en Russie (la famille de mon père fuyant les pogroms de Ouralsk et Bobruisk, et ma mère cherchant à terminer ses études en médecine, interrompues, en Russie du fait d'un numerus clausus antisémite).

C'est pourquoi, début juin 1940 devant l'avancée allemande vers Paris, nous avons pris la route de l'exode, avec une voiture achetée quelques jours auparavant pour la circonstance.
Le périple a commencé à Buzançais, où des amis nous ont hébergés, mes parents, ma deuxième sœur et moi, ma sœur aînée, externe des hôpitaux de Paris, étant tenue de rester à son poste. La route avait été marquée par une attaque des Stukas allemands, mais pour cette fois avec plus de peur que de mal.

Nous sommes restés quelques semaines à Buzançais où ma sœur aînée nous a rejoints pour quelques jours, avant de tourner à Paris, rappelée à son poste par l'Assistance Publique. Elle payera de sa vie ce rappel car arrêtée en Juillet 1942, dans le métro, en sortant de l'hôpital des Enfants Malades, elle sera incarcérée aux "Toumelles", puis à Drancy pour être enfin déportée à Auschwitz où, après quelques mois de travail au "revire", elle mourra du typhus, dès le mois de Novembre 1942.

Quant à nous, nous avons quitté Buzançais pour Loche et son lycée, fin Août 1940, afin de poursuivre nos études.

Après une année scolaire "normale", nous quittons Loche pour rejoindre la zone libre et nous installer pour un an environ, à Antibes, villa Marguerite, rue du Printemps,(tout un programme), où j'ai fréquenté, ainsi que ma seconde sœur Betty le lycée, pour l'année scolaire 1941-42, et pour passer mon premier bac.

J'y mène une vie presque normale, m'inscris et participe aux activités des Éclaireurs Unionistes de France, (réunions, camps, service civique rural, etc.) et m'y fais de bons amis qu'aujourd'hui encore je fréquente, plus de soixante ans après.

Mais c'est à Antibes que nous apprendrons l'arrestation de ma sœur Tamara, puis sa déportation vers Auschwitz. Est-ce la raison pour laquelle nous quittons Antibes pour Buis les Baronnies ? Je ne sais. Mais nous n'y restons que quelques mois, avant de nous installer après Noël à Nice. Nous y trouvons un appartement à Cimiez, à la résidence du palais Chambrun. Et dès Février 1943, je suis les cours de rattrapage du cours Frankel, rue Spontini, à Nice pour essayer de passer mon second Bac.

Là encore, devenu Routier, je fréquente les Éclaireurs Unionistes de France, dont le Pasteur Gagnier est l'animateur. C'est là que je fais sa connaissance, Je ne lui cache, bien sûr, rien de mes origines et de nos problèmes; il m'accueillera avec une générosité et une chaleur qui ne cesseront qu'à son décès, en 1988. Là aussi je me fais des amis participe aux nombreuses activités, et prépare.

Septembre 1943. Nous étions à Nice; ma mère, médecin, aidée de mon père, ancien responsable de l'ORT, avant guerre, à Paris s'occupaient de l'OSE et particulièrement des enfants à aider et à soustraire aux exactions de l'occupant allemand occupant la Zone sud, après les débarquements en Afrique du Nord puis le sabordage, le 27 Novembre 1942, de la flotte Française à Toulon. L'occupation de la cote d'Azur par les allemands commencera alors, avec le retrait des troupes Italiennes.

Dès leur arrivée à Nice, mes parents (mère médecin, se sont occupé de l'OSE, père l'un des ancien responsables de l'ORT, à Paris) se sont occupés, avant l'apparition du fameux Réseau Marcel, et déjà avec l'aide d'Odette Rosenstock, de placer des enfants juifs dont les parents avaient été, ou risquaient d'être arrêtés par les allemands.

C'est ainsi que j'ai eu l'occasion d'aller en vélo jusqu'à Monaco pour remettre une forte somme d'argent à un passeur qui devait accompagner des enfants vers la Suisse.

C'est ainsi aussi qu'à deux ou trois occasions, j'ai été amené à transporter vers les locaux de l'OSE, ces faux documents provenaient des de nombreuses fausses cartes d'identité et tickets d'alimentation pour des familles et surtout des enfants juifs. Le Réseau Marcel n'existant pas encore, ces documents ne pouvaient provenir que des "ateliers" de la Cimade, qui fonctionnait déjà, installée dans une pièce que cette organisation occupait clandestinement au presbytère du pasteur Gagnier.

Mes parents, devant les menaces grandissantes, avaient décidé de quitter Nice fin Aout 1943, mais comme j'avais raté mon deuxième bac en juillet, ils me laissèrent à Nice, pour la session de septembre, logé chez dans la famille d'un ami routier protestant et "sous l'aile protectrice" et bienveillante du Pasteur Gagnier.

Le mercredi 15 septembre 1943, fin des épreuves écrites de rattrapage du 2° bac (je crois la date exacte, et il n'y aura pas d'oral, cette année là), je me prépare à rejoindre mes parents déjà partis à Raphèle les Arles depuis plusieurs jours. Je dois quitter Nice par le train le lendemain, mais auparavant je dois livrer, à l'OSE, un sac à dos contenant une centaine de faux documents d'identité et de tickets d'alimentation restés chez nous et destinés à des enfants en cours de "placement" vers la Suisse ou vers les Cévennes, dans la région de Chambon sur Lignon, grâce à l'aide discrète mais ô combien efficace, du Pasteur Pierre Gagnier.

J'avais aussi un second sac à dos, strictement identique contenant tous mes livres pour le Bac. Accompagné d'un routier, Philippe, fidèle ami que je fréquente encore aujourd'hui, chacun de nous portant l'un des sacs à dos, nous partons en vélo vers l'OSE.
Dès que j'entre dans la cour de l'immeuble qui abrite les locaux de l'OSE, je suis happé par deux soldats allemands, mitraillette au poing, qui me dirigent vers le bureau de l'OSE, où sont déjà retenue environs dix personnes.

Après avoir entendu un membre de la Gestapo, présent dans la pièce, répondre au téléphone en invitant les correspondants à venir sur place recueillir les renseignements qu'ils sollicitent, j'arrache discrètement les fils du téléphone pour interrompre ce type ignoble de recrutement .

Quelques heures plus tard, nous sommes dirigés vers l'Hôtel Excelsior qui sert d'annexe aux prisons surchargées En partant j'essaye de cacher et d'abandonner le sac à dos mais un soldat m'a repéré et m'oblige à emporter le sac avec moi.

Lorsque nous arrivons à l'hôtel, lors de la fouille je m'aperçois, avec quel soulagement, que (poli et bien élevé par mes parents, j'ai pris le sac le plus lourd), ce sont les livres du bac qui sont dans le sac. Ouf !

Le patron de l'hôtel Excelsior me demande de trouver des tickets d'alimentation, pour pouvoir nous donner du pain et à manger. Ma collecte, du haut en bas des étages, sera hélas très pauvre, presque tous les occupants de l'hôtel, juifs pourtant pour la grande majorité, pensant avoir été arrêtés par erreur, et espèrent, contre toute logique, être libérés dans les prochains jours, et gardent donc leurs précieux tickets !

Philippe, de son coté, resté dans la rue avec le deuxième sac à dos, voyant la scène, comprend immédiatement et part rapidement mais discrètement prévenir les amis, dont, bien sûr le Pasteur, de mon arrestation.

Très vite, Pierre Gagnier va, sans hésiter, et comme il le fera aussi en d'autres occasions, se rendre au siège de la Gestapo pour essayer de connaître mon sort. On lui confirme en tous cas mon arrestation et mon proche envoi vers Drancy.

Il décide donc de partir, dès le lendemain pour Raphèle les Arles, prévenir mes parents, déjà touchés par la déportation de ma sœur Tamara.

Le lendemain, je suis moi aussi dans un wagon du même train Nice – Paris.

Lors du transfert de l'hôtel à la gare de Nice, un des routiers amis m'a vu dans le groupe marchant vers la gare, et prévient aussitôt le presbytère.

Par un heureux hasard, je fais partie, je crois, du premier convoi partant dans un wagon de voyageurs et gardé par quelques soldats qui sont du voyage et se tiennent sur les marchepieds, dès que le train ralenti.

Entre Nice et Marseille, je me rends aux toilettes, et, signe du ciel, la tète d'une vis en cuivre fixant le cadre qui retient la vitre de la fenêtre et dépourvu de peinture m'attire l'œil. A l'aide de ma lime à ongle j'arriverai, avant le passage à Arles, à desserrer une à une toutes les vis autour du cadre de fixation, lors de deux autres "séjours aux toilettes assez espacés pour ne pas attirer l'attention. Il est en effet impératif de ne pas sauter par la fenêtre du compartiment, pour ne pas compromettre la responsabilité de mes compagnons de compartiment à qui j'annonce cependant mes intentions et que j'invite à me suivre, car j'ai l'intention de laisser le verrou ouvert, juste avant de sauter. On me traite de fou risquant sa vie pour rien. (à ma connaissance, je suis le seul survivant de ce convoi vers Drancy). Lorsque le train s'arrête en gare de Marseille, j'entends d'abord, par le haut parleur de la gare un appel pour le pasteur Gagnier, prié de se présenter au contrôle. Peu après j'entends, sur le quai, devant le wagon siffler l'appel des scouts et éclaireurs. Je me précipite à la fenêtre et ai le temps d'échanger quelques mots avec Élan (le pasteur Gagnier) qui, une fois encore, au risque grand de se faire arrêter, une me passe son pull-over, (car j'étais en chemisette et en nu-pieds) et me dit aller voir mes parents. Je lui signifie mon plan et lui demande de demander à mes parents de patienter un peu avant de croire à l'irréparable. Il comprend à demi-mot et me quitte pour remonter dans son wagon.
Vers 21 heures le train s'approche de la gare d'Arles et j'ai eu largement assez de temps pour déposer complètement la vitre des toilettes qui ne tient plus que par deux vis que j'ai reposées. Il faut sauter assez tôt, avant que les sentinelles ne descendent sur les marchepieds pour les ralentissements et l'arrivée en gare, comme j'ai pu l'observer à des arrêts précédents. Je connais un peu la ligne pour être déjà venu à Arles où est réfugié l'un de mes oncles.

Dès les premiers aiguillages, quand le train commence à ralentir, je dépose précautionneusement la vitre et saute; les marchepieds sont encore vides: pas de sentinelles. Une déchirure à mon pantalon, une spartiate coupée sont les seuls stigmates de ce saut, malgré la vitesse encore appréciable du train. Je suis libre, sain et sauf et sans avoir compromis qui que ce soit d'autre que mes gardiens qui pour échapper à une sanction me porteront comme" Abattu au cours d'une tentative d'évasion".

Je me dirige donc vers la gare en évitant les lumières et, au premier entrepôt, je m'adresse à un cheminot (en faisant le vœu qu'il ne soit pas de la milice) pour lui demander un vélo et lui exposer ma situation. Affolé il me dit de me cacher car le train est encore en gare. J'attends donc un peu, puis me dirige vers la gare. Dans la salle des pas perdus, je vois Élan converser avec un monsieur qui, je l'apprendrai très vite, n'est autre que le pasteur d'Arles, venu à sa demande, accueillir son collègue de Nice. Comme il y a quarante ans, j'entends encore la phrase restée en suspend :

"J'ai l"un de mes routiers qui a été arrêté par la gestapo; il est dans le train pour Drancy  …Ah! et bien, tenez, le voilà."

Nous nous sommes alors rendus ensemble chez le pasteur d'Arles qui nous a prêté deux vélos, indiqué le chemin et ses écueils; il n'y avait pas encore de couvre feu à cette heure, mais il fallait être prudent, car ma carte d'identité, tamponnée par la Gestapo portait désormais la mention "YUDE", en allemand ce qui était fort compromettant. Élan n'en a pas moins insisté pour m'accompagner jusqu'à la maison de Raphèle ou mes parents se sont étonnés de la présence du pasteur.

Ce récit est le seul qui soit à 100% circonstancié car il me concerne personnellement, mais je connais d'autres faits tous à l'honneur du pasteur Gagnier, abritant et nourrissant, dans son presbytère ou dans son église nombre de personnes cherchant un refuge, fournissant papiers d'identité, certificats de baptêmes et faux tickets d'alimentation quand nécessaire, trouvant les filières vers la Suisse ou les Cévennes pour mettre à l'abri des enfants dont les parents étaient menacés ou déjà déportés. Le Pasteur Gagnier et son épouse Hélène n'hésitaient pas à héberger sous leur toit en même temps une famille juive avec un bébé et un soldat allemand déserteur. Quel courage et quel dévouement il leur fallut ! J'ai appris son action avec le réseau Marcel de la voix même d'Odette Rosenstock, devenue madame Abadi, et que j'ai accueillie, une nuit, tout à fait par hasard, à la gare de l'est, lorsque encore routier unioniste, je passais des nuits à la gare ou à l'hôtel Lutétia pour recevoir les déportés de retour.

Pour toutes ces raisons, pour sa charité, son courage, son audace jamais démentis je viens témoigner ici pour que le pasteur pierre Gagnier que son épouse a secondé dans toutes ses actions, soient nommés à l'ordre des Justes et que la médailles des Justes leur soit remise à titre posthume.

Georges Isserlis

<< Retour au compte-rendu