WARUM ? BERNARD D’ASTORG
16 septembre 2014
Précédé de «Avoir peu de principes mais ne jamais manquer à ceux que l’on a adoptés…» par Aude de Saint-Loup.
BERNARD D’ASTORG ÉTAIT UN RÉSISTANT DE VINGT-DEUX ANS LORSQUE, sur dénonciation, il fut arrêté par la Gestapo à la frontière espagnole en juillet 1943, incarcéré à Perpignan, transféré au camp d’internement de Compiègne puis déporté à Buchenwald et rapidement après au kommando de Dora sous le matricule 20181.
Enfermé à Dora de septembre 1943 à avril 1945, il survit aux dix-neuf mois de «tunnel de la mort» quand les déportés ne tenaient pas plus de six à huit mois en moyenne, cinq dans le cas de mon oncle Claude de Labrusse, qu’il mentionne, déporté en septembre 1943 et mort en février 19441. Évacué sur Bergen-Belsen, Bernard d’Astorg attendra encore onze jours avant de quitter l’Allemagne et de rejoindre la France après une belle étape à Bruxelles.
Bernard d’Astorg a témoigné tardivement. Il était difficile d’être entendu dans l’immédiat et il devait d’abord réapprendre à vivre, prolongeant ainsi sa résistance à ceux qui avaient programmé la destruction,la sienne et celle de ses com- pagnons dont il pourra préserver la mémoire. «Attitude,et non pas acte, de résistance, rien d’héroïque», précise-t-il; et pourtant, c’est en raison d’une résistance remarquable, malgré l’épuisement physique et moral, qu’il n’a pas cédé au désespoir ni renoncé à survivre, qu’il n’est pas devenu indifférent et qu’il a su garder le respect de lui-même et des autres… Il a confirmé sa victoire en fondant une grande famille, avec l’amour et le soutien de sa femme. Il a préservé intactes ses valeurs premières, aux antipodes de toute idéologie, et les a défendues tout au long de sa carrière militaire, terminant commandant du Secteur français à Berlin de 1977 à 1980, comme dans tout ce qui l’occupe et le préoccupe du monde actuel. Il fallait évidemment une volonté extraordinaire pour construire ce chemin, quand l’expérience du tunnel s’était inscrite de manière indélébile,entraînant des réflexes phobiques.
Sorti du tunnel mais sans le quitter jamais. Ainsi, le passage d’une betteravière sur la route évoque «un bruit de tunnel»… Le temps venu du témoignage, des pèlerinages et de la transmission a réactivé les nuits du tunnel, c’est le prix pour continuer à résister : ne pas oublier, entretenir la mémoire des morts et des survivants marqués à jamais, pour tenir en alerte les suivants des risques de retour à la barbarie qui se nourrit de haine,d’indifférence sociale,d’humiliations et d’illusions de pouvoir.
Aucun travail d’historien ne peut faire l’économie de cette matière première qualitative que sont les témoignages. Sans doute sont-ils subjectifs et parfois approximatifs, puisque les témoins subissent l’enfermement où tous les repères sont abolis. Mais leur expérience personnelle est aussi précieuse qu’indispensable pour comprendre le sujet «Homme» et l’histoire véritable.
Bernard d’Astorg s’est toujours montré d’une grande prudence dans ce qu’il rapportait des conditions de la déportation, s’assurant que sa propre mémoire ne le trahissait pas en confrontant ses souvenirs avec d’autres. Il a souvent préféré taire ce qui lui était personnel, par pudeur d’abord, mais aussi conscient que chaque déporté, plongé dans des circonstances analogues, construisait sa propre expérience et ne vivait pas les situations de la même manière.
«On a brisé leurs corps, jamais leurs esprits», ce sont les mots que Bernard d’Astorg a fait graver sur le monument dédié aux victimes de Bergen-Belsen au cimetière du Père- Lachaise. Bergen-Belsen, où son père, parmi tant d’autres, a été assassiné. Le monument, conçu et réalisé par son fils Guillaume,réunit ainsi les trois générations d’hommes,réunion à laquelle travaillait parallèlement son autre fils Pierre par engagement associatif. La chaîne familiale, comme la chaîne formée par les anciens déportés de toutes nations et obédiences autour des monuments mémoriaux, est la première résistance à la haine. Cette chaîne doit perdurer, les relais sont nécessaires.
La haine, confie Bernard d’Astorg, ne lui aurait pas permis de tenir. Pour garantir sa survie, il l’a convertie en «ils ne m’auront pas» : ne pas être la cible et ne pas réagir de manière attendue, esquiver et surtout ne pas leur ressembler.
C’est en allant à Buchenwald et Dora en avril 2004,sur les traces de mon oncle, que nous avons eu, mon mari et moi, la chance de rencontrer le général Bernard d’Astorg. Les découvertes qui ont suivi dans nos archives respectives ont tricoté progressivement une histoire improbable à partager, les échos d’outre-temps nous rapprochant davantage. «J’espère vous avoir apaisée», me disait-il au retour des camps. Sans aucun doute,parce qu’il est sorti du tunnel et que le Minotaure «ne l’a pas eu», ce qui est une réparation morale pour toutes les victimes; et par tout ce qu’il a construit ensuite en fidélité à ses idéaux, d’une rare tolérance et d’un solide appétit d’humanité dont il ne se lasse pas.
Ces quelques mots tracés au crayon par Claude de Labrusse,son aîné d’un an et demi,sur un bout de papier qu’il a laissé dans un vêtement avant de partir vers la frontière espagnole (mêmes circonstances…), sont ceux que Bernard d’Astorg a concrétisés:
I — Rester calme intérieurement
II — Garder sans crainte un idéal de tendresse
III — S’efforcer d’avoir des idées claires et justes
IV — Avoir peu de principes mais ne jamais manquer à ceux que l’on a adoptés: avoir son honneur, c’est indispensable.
Aude de Saint-Loup.