OdeTte et Moussa ABADI dans LibertÉ DU JUDAÏSME
1er septembre 2015
Le réseau Marcel
Parler du Réseau Marcel ce serait presque, si les événements qui ont contribué à sa naissance n'étaient aussi tragiques, commencer comme un conte oriental : 17 septembre 1910, naît à Damas dans un foyer juif religieux Moussa Abadi. Il suit ses études à l’Alliance Israélite puis intègre le collège des Lazaristes.
Après un concours, il obtient une bourse du gouvernement Syrien. Il souhaite intégrer la Sorbonne et obtenir le titre de "Professeur de Français à l’Etranger". Il se rend à Paris où il restera dix-huit mois avant d'être obligé par son contrat à un retour à Damas. Il y reviendra en 1933. Il y découvre le théâtre et Louis Jouvet, le Moyen-Age avec son maître Gustave Cohen, mais aussi la politique à travers les meetings à la Mutualité,....
Décembre 1939, il rencontre Odette Rosenstock. Elle est née, le 24 août 1914 à Paris, d'une famille issue du Bas-Rhin, du côté paternel, et de la Mayenne, du côté maternel. Elle termine ses études de médecine. "Entière, passionnée, révoltée contre l’injustice, absolutiste" s’est-elle caractérisée elle-même… Elle part début 1939 à la frontière espagnole aider les réfugiés fuyant le régime de Franco…Laïque juive, de plus en plus concernée par son judaïsme, elle s'inquiète des écrits antisémites de journaux comme "Je suis Partout" et "Gringoire" Elle est nommée Inspecteur Médical de la Sécurité Sociale aux Centres d’Évacuation des enfants des écoles de la ville de Paris, puis Médecin Inspecteur des écoles du Loiret à Montargis. Lorsque le gouvernement de Vichy promulgue le premier Statut des Juifs qui exclut tout Juif dans la Fonction Publique, Odette se voit privée de son statut professionnel. Elle retourne à Paris soigner les ressortissants étrangers dans des dispensaires qui ne tardent pas à fermer leurs portes.
Pendant ce temps Moussa, chassé de l’Université, a pris le chemin de Nice, où il retrouve son professeur Gustave Cohen. En mai 1941, Gustave Cohen fait une conférence sur la poésie médiévale, Moussa Abadi l’accompagne pour dire des vers de François Villon…Dans le public, l’évêque de Nice, Mgr Paul Rémond.
Privée de moyens d'exercer, Odette rejoint Moussa à Nice, en novembre 1942. Elle n’a aucune ressource et elle accepte de travailler la nuit auprès d’enfants dans une clinique.
Au début de l’année 1943, Moussa Abadi rencontre un aumônier des troupes italiennes revenu momentanément du front russe, le père Penitenti. Ce dernier raconte les camps, les massacres, que subissent les Juifs à l’Est. Il emploie toute sa persuasion, sa foi pour alerter, combattre le scepticisme de son interlocuteur, pronostiquant le plus sombre avenir à l’arrivée des Allemands. Quand il repart au front, Moussa en fait part à Odette, et tous deux décident ainsi que le dira Moussa de "ne pas vouloir regarder passer la procession".
A la même époque l’O.S.E. (Oeuvre de Secours aux Enfants), qui s'était repliée en zone Sud, entra dans la clandestinité et Georges Garel fut chargé de la mise en place d’un réseau de sauvetage d’enfants. Afin d’assurer au maximum leur sécurité, il lui semble indispensable de disperser les enfants dans des milieux non juifs où ils ne seraient pas connus en tant que tels, et d’aryaniser leur nom. En août 1943 Georges Garel et Moussa se rencontrent pour jeter les bases d'un nouveau réseau. Moussa sollicite et obtient un rendez-vous avec Mgr Paul Rémond, Evêque de Nice. Au cours de cet entretien, Moussa demande à Mgr Rémond de "vivre sa foi" en l’aidant à sauver des enfants juifs de la déportation. Celui-ci accepte d’aider Odette et Moussa, et leur offre l’hospitalité à l’évêché, un bureau au rez-de-chaussée ouvrant sur le jardin (propice à la fuite) et l’aide de ses collaborateurs les plus proches. Il donne la liste des écoles, internats et couvents du Diocèse, nomme Moussa "Inspecteur de l’Enseignement libre pour le diocèse de Nice" et Odette, Assistante sociale chargée de l’évacuation des enfants de Nice en cas de bombardement. Moussa devint Monsieur Marcel. Il se fabriqua une fausse identité : il prit le pseudonyme arabe de Fouad el Mousri dont la signification est l’Egyptien. Odette Rosenstock devint Sylvie Delattre. Le Réseau Marcel venait de se constituer.
Fin 1943 Odette rencontre les maires, prend contact avec des institutions laïques et avec les pasteurs Evrard et Gagnier qui mettent à sa disposition des listes de familles susceptibles d’accueillir des enfants. Il faut agir avec circonspection ; les dénonciations étant possibles.
Moussa écrit : "Visites difficiles, dangereuses, aléatoires. Il fallait s’adresser à des personnes sûres, poser des questions prudentes, ne jamais se découvrir avant d’avoir des garanties suffisantes. Les curés et les Maires, les maîtres d’écoles et les notables de certaines communes nous ont vus défiler devant eux, poser quelques questions sur la possibilité d’hébergement dans leur commune. Nous inscrivions nos renseignements avec le secret espoir qu’ils ne serviraient jamais. Nous étions en août 1943, le midi de la France était encore sous l’occupation italienne. Certes on prévoyait la débâcle de la "sœur latine" à brève échéance, on voulait encore espérer que cette partie favorisée du pays ne connaîtrait ni la Gestapo, ni les tortures, ni les déportations en masse".
Ainsi, peu à peu se dessinent les lieux susceptibles d’accueillir des enfants ; le bureau de l’évêché devient une véritable officine de faux papiers où Mgr Rémond n’hésite pas à donner un coup de main à Moussa ! Le 3 septembre 1943, l’Italie signe l’Armistice. Le 10 septembre 1943, le tristement célèbre Aloïs Brünner et la Gestapo entrent dans Nice pour poursuivre leur macabre chasse aux Juifs. Ils fouillent les hôtels, les maisons, les hôpitaux. Monsieur Marcel et Sylvie Delattre sont prêts…Un centre de ramassage est provisoirement installé dans les locaux de l’OSE : 140 enfants y sont recueillis les dix premiers jours.
Moussa raconte : "Les voitures de la Gestapo sillonnaient les artères de Nice, leurs indicateurs étaient déjà à pied d’œuvre, et la plus légère imprudence aurait entraîné l’arrestation de dizaines d’enfants que nous nous étions juré de sauver. Chaque jour de ce sinistre mois de septembre nous apportait d’autres enfants abandonnés, recueillis par des voisins, des épicières du coin, des crémières, des concierges. Il nous fallait les prendre en toute hâte et les placer tant bien que mal, mais aussi les rassurer, les consoler du départ précipité de leurs parents, les yeux rougis, les traits tirés, privés soudain de leur enfance".
Le travail est énorme, la panique à son comble. Plusieurs établissements s'ouvrent et se referment derrière les enfants : l’Institut Sainte Marthe, le pensionnat Jeanne d’Arc et la Maison des Enfants, préventorium de Grasse, l’Institut Maison Blanche, le pensionnat des Clarisses, l’Institut Don Bosco, le collège Sasserno, à Nice, mais aussi les familles… Dans le couvent des Clarisses, il y a une petite maison. Moussa l’utilise pour "recréer " des identités aux enfants : convaincre les plus grands que leur nom n’est plus celui par lequel ils s’inscrivent dans une histoire familiale, qu’ils naissent ce jour d’apprentissage avec comme nouveau vêtement un prénom, un nom, jusqu’alors inconnus. Etre brutalement séparés de leurs parents, cela n’était pas suffisant, être plongés dans l’angoisse de la clandestinité face à cet homme qui inlassablement leur répétait " tu ne t’appelles plus de ce nom qui fut le tien, mais voici celui auquel tu dois répondre désormais" n’était pas encore le bout de l’effort à accomplir. Il fallait apprendre la leçon et, avec cette connaissance instinctive de l’Enfance, percevoir le danger. Mais il fallait aussi enfermer son secret en soi, entrer dans la clandestinité, dans la résistance, devenir un "Enfant Caché". Pas de partage possible avec "la meilleure amie", pas de confidences le jour où le cœur est trop gros. Parfois, les mots s’échappent, la confidence intempestive arrive : il devient urgent de trouver une autre cache, nouvelle rupture, nouvelles angoisses, autres traces… En novembre 1943, cent quatre-vingt enfants sont "tirés d’affaire". Une fois cachés, il faut aussi assurer leur entretien, leur fournir des cartes d’alimentation.
Moussa rappelle "Je me suis mis en rapport avec certains hauts fonctionnaires du service de ravitaillement et de rationnement de la ville de Nice. En accord avec les autorités préfectorales et diocésaines, le service du ravitaillement me promit son concours pour la confection de ces fausses cartes d’alimentation. J’ai dû faire un véritable stage auprès de certains responsables du rationnement pour apprendre à faire une carte d’alimentation numéro, adresse, cachet, date de délivrance, tout devait être fait selon la "légalité". Après quelques jours de difficultés et de tâtonnement, je mis sur pied un service de fausses cartes d’alimentation destinées uniquement aux enfants de moins de quinze ans. Chacun d’eux était pourvu d’une nouvelle carte et cela, dans les vingt-quatre heures qui suivaient son placement ".
Les cartes vierges étaient fournies par Monsieur Broch, à l’époque Directeur-adjoint du Service de Rationnement de la ville de Nice. Moussa, faussaire averti ! Une autre aide précieuse lui est apportée par le Préfet des Alpes-Maritimes, Monsieur Escande, qui lui fournit un sauf-conduit attestant de sa religion musulmane : il n’est donc pas soumis à la réglementation qui concerne les Juifs.
Outre cacher et nourrir ces enfants, il fallait aussi les vêtir ; Il fallait également payer la pension, assumer les soins médicaux si nécessaire, les petits achats. De l'aide était apportée par les Quakers américains, sous forme alimentaire, et financièrement par le Joint Distribution Committee représenté par Maurice Brenner, que Moussa rencontre lors de ses déplacements à Paris. Cacher, nourrir, vêtir, faire vivre pendant cette période, mais aussi penser "l’après, l’espoir ".
Par sécurité les parents ignoraient la cache de leur enfant, et afin de pouvoir les réinsérer dans leur famille à la fin des hostilités, des fiches signalétiques furent constituées avec leur photo, date et lieu de naissance, nom des parents, des frères et sœurs, des personnes ayant confié cet enfant au Réseau. Fiches établies en trois exemplaires : un jeu caché dans le jardin de l’Evêché, un autre mélangé aux papiers dans le bureau de travail, le troisième enfin, acheminé dès que possible vers la Suisse auprès de la Croix Rouge. Une centaine de ces fiches furent retrouvées.
Odette parcourt le département, passe dans les lieux de cache, elle veut s’assurer que les enfants se portent bien, elle leur apporte sa douceur, son écoute, un semblant de vie normale. Les quelques enfants dont la mémoire des événements reste vive se souviennent de l'attente dans laquelle ils étaient de la venue de "Mademoiselle" et de ce qu'elle leur dispensait d'attentions, de regards, de disponibilité. Odette, contrairement à ce qu'elle leur laissait croire, quittait Jeanne d'Arc à Grasse pour visiter d'autres enfants à Magagnosc, Cannes, Gréolières, Thorenc, Nice, donnant à chacun d'entre eux ce qu'il attendait, empruntant les transports en commun, bravant les intempéries, la Gestapo, la Milice, jusqu'au matin du 25 avril 1944 où celle-ci fit irruption, brutale, au 6 rue Gounod à Nice. Elle a le temps de détruire les rares papiers compromettants en sa possession avant son départ.
Elle est conduite pour son premier interrogatoire à l’Hôtel Excelsior. Odette, fait état de "quelques gifles, de bousculades" et ne veut pas se perdre "en détails inintéressants". Elle est ensuite emmenée à l’Hôtel Hermitage où les interrogatoires sont alternativement brutaux, puis presque amicaux prometteurs de liberté en échange de renseignements. Odette ne fléchit pas. Elle sait qu’elle est en prison, et qu’arrêtée, il y a "comme un grand trait qui se trace et la sensation que notre vie est finie, qu’une autre chose commence. On se met dans la peau de quelqu’un qu’on arrête, qui doit se défendre et surtout défendre ceux qui restent de l’autre côté du mur" (1).
Elle est transférée à Drancy le 2 mai, soulagée de ne plus subir les interrogatoires avec le risque de trahir "Monsieur Marcel"; dix-sept jours plus tard, dans un wagon de soixante personnes dont quinze enfants, elle est dirigée sur Auschwitz. Elle est responsable du Revier, (l’infirmerie du camp) soignant jusqu’à la limite de l’épuisement, avec un minimum de moyens, avec cette énergie dont elle ne se départ pas, cette compassion dont elle fera toujours preuve. En novembre 1944 les nazis vident Auschwitz, Odette est envoyée à Bergen-Belsen.
Revenue de l’enfer, Odette a témoigné plus de quarante ans après les faits mais à partir de notes établies dès 1945 dans un livre admirable : "Terre de Détresse". (2) Le jour de l'arrestation d'Odette, Moussa revenait de Paris et ne dut son salut qu’à la concierge de l’immeuble qui lui fit un signe de la tête, l’invitant à poursuivre sa route. Après l’arrestation d’Odette, la situation devient difficile pour Moussa qui se retrouve seul face à l’étendue de la tâche, mais surtout de plus en plus menacé d’être lui-même arrêté. Il quitte l’évêché, se déplace au maximum : il connaît tous les horaires des messes et dort dans les locaux du Cours Sainte Geneviève qu’il doit quitter tôt le matin. Il s’écoule encore une année où Moussa, sans nouvelles d’Odette, continue, aidé par une assistante sociale mandatée par l’O.S.E., Nicole Salon, qui sera arrêtée et déportée.
24 août 1945, Nice est libérée. Pied de nez à l’Histoire, Moussa s’installe au 15 Avenue de la Victoire dans les locaux du Commissariat aux Questions Juives : il y reçoit les membres des familles ayant survécu pour rendre les enfants cachés. Sur l’ensemble des petits passés par le Réseau Marcel, deux enfants ont étés déportés à cause d’une indiscrétion. Beaucoup d'autres étaient maintenant orphelins de l’un de leurs parents, voir des deux. Moussa s’emploie à ce que chacun soit pris en charge : regroupement familial, recherche des parents, retour des enfants dans leur foyer, régularisation de leur état civil et continuation d’une prise en charge.
C’est dans cette atmosphère de travail acharné qu’arrive Odette, de retour des camps de la mort. Dans un des "journaux de bord " de Moussa, on peut lire, et avec quelle émotion, en date du mercredi 6 juin 1945 : "Notre amie la Doctoresse Odette Rosenstock est venue se faire "piquer" au dispensaire. Elle est visiblement émue de retrouver sur notre tableau les noms des enfants qu’elle avait cachés pendant la clandestinité et pour lesquels elle s’était dévouée jusqu’à son arrestation. Quand reprendra-t-elle sa place parmi nous ? Pas avant deux ou trois mois. Elle a besoin de repos, de calme". Elle a surtout besoin de se retrouver, de se ressaisir, de se réadapter. Elle va tenter de vivre. Elle reprendra cependant plus vite que ne le prévoit Moussa : dès le 29 juin elle accompagne cinq enfants jusqu’à Paris, dans le cadre du regroupement familial.
Le Réseau Marcel est un exemple de solidarité, d’entraide, que l’on retrouve dans d’autres instances de Résistance. Il souligne la volonté, la prise de conscience, le courage des Juifs à organiser leur sauvetage. Celui-ci n’aurait pas été possible sans le secours de nombreuses mains tendues et anonymes… Quoi de plus improbable que la coopération d’un Juif syrien et d’un prélat pétainiste, de membres de la société civile et de la clandestinité ? Et pourtant, s’il y a eu dénonciations, (deux enfants en furent les victimes à cause d’un bavardage imprudent du prêtre qui les cachait), combien d’hommes et de femmes se sont levés pour dire NON à la Barbarie ? A la fin de la guerre, 76 000 juifs de France avaient étés déportés dont plus de 11 000 enfants. Odette et Moussa ont contribué à sauver la vie de 527 enfants… je la leur dois.
Andrée Poch Karsenti Andrée Poch Karsenti est
Présidente de l'Association des Enfants Abadi
1) Andrée Poch Karsenti " : en attente retour Paris
2) Odette Abadi "Terre de Détresse" idem
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