ODETTE ET MOUSSA par Jacqueline Denechère
L'amitié est indicible. Ce que j'écris n'apportera pas grand-chose pour bâtir un portrait d'Odette et Moussa. Il y avait entre nous des fils ténus qui m'ont attaché à eux sans que je puisse exprimer pourquoi ils ont été si solides. Sans doute avais-je pressentis que l'admiration que je leur vouais avait ses raisons. Ils m'ont tant donné, je leur dois tant que les mots ne signifient rien pour leur dire : Merci.
J'ai connu Odette fin 1952, début 1953, et la première fois que je l'ai rencontrée, ce qui m'a frappée c'est son regard. Des yeux bleus magnifiques qui vous fixaient intensément comme pour vous découvrir au plus profond de vous-même. Des yeux rieurs, malicieux ou graves. Des yeux mystérieux aussi. ..
Ma vie active m'ayant éloignée de Paris pendant plusieurs mois, nous nous sommes entrevues plus que vues, jusqu'en 1959, mais nous saisissions la moindre occasion pour nous retrouver: Et au travers de « papotages » anodins sur des problèmes quotidiens ou de discussions enflammées sur les sujets brûlants d'actualité, nous nous découvrions. Sur un ensemble d'affinités ou de divergences nous construisions par petites touches cette amitié « impressionniste » qui ne s'est jamais altérée, jusqu'à la disparition d'Odette.
De sa vie professionnelle, elle ne voulait pas parler, des camps, pas davantage. Nous n'abordions pas non plus sa vie familiale. Je savais que sa mère et sa sœur étaient mortes en déportation et je ne voulais pas raviver sa douleur.
Odette ? Ce qui l'intéressait, c'était la vie des autres, la vie dans le monde. Par sa joie de vivre, sa légèreté, sa générosité, cette petite bonne femme me fascinait. Elle accordait tant d'attention aux autres, aux miens et à moi-même !
Mon engagement politique à gauche lui convenait. En revanche, mes positions trop tranchées, voire sectaires, l'indisposaient. Elle pouvait tout comprendre, elle ne pouvait pas tout admettre. J'ai découvert en elle, cet esprit laïque fait d'une vraie tolérance, lucide, où prime le respect de l'autre, mais sans jamais abandonner une certaine exigence dans les rapports réciproques.
Ce n'est qu'en 1959 que j'ai rencontré Moussa, dont Odette parlait peu. Très vite, j'ai compris que ces deux êtres étaient indissociables. D'emblée, j'ai su que je serais à l'aise avec cet homme-là. Son regard était direct, profond ; vrai comme celui d'Odette. Il n'a pas dit grand-chose, mais ses yeux vous sondaient en vous interrogeant. Il y avait une grande douceur derrière cette belle voix grave. J'ai tout de suite compris qu'il avait un humour féroce et qu'il ne m’épargnerait pas ! Par la suite, Odette et Moussa firent connaissance avec Catherine, ma fille.
Catherine et Moussa se sont conquis sous le regard amusé d'Odette, Moussa toujours grand séducteur! À partir de ce jour là, le rapprochement fut encore plus grand entre les Abadi et moi, Catherine devenant le nœud fort de cet attachement… Moussa était un peu le professeur, l'enseignant. Odette, elle, la confidente, celle avec qui Catherine pouvait parler de ses copines, de ses envies de « jeune ».
Moussa séduisait par sa façon de parler du théâtre. Il racontait son métier, s'enfiévrait autour de la littérature, communiquait son enthousiasme à Catherine. Il aimait transmettre son savoir:
Sans jamais m'avoir révélé le magnifique sauvetage de « leurs enfants cachés », je ressentais, moi, chez ces deux personnages leur Amour des enfants. Ce serait incomplet de ne pas dire combien le théâtre a été un lien fort entre eux, Odette ayant accepté d'être la secrétaire de Moussa en plus de sa fonction de médecin, parce qu'elle-même « accro » au théâtre. Ensemble, ils semblaient rattraper le temps perdu pendant leur séparation.
En vacances, ils partaient heureux d'être seuls, de vivre l'un pour l'autre pleinement. Il y avait tant de complicité entre eux.
Le jour de l'enterrement de Moussa j'ai vraiment senti Odette désemparée, désespérée. Elle se voulait forte, solide, mais à chaque voyage à Paris, ce n'était plus mon Odette. La dernière fois que je l'ai vu, c'était à la Closerie des Lilas. Je l'ai trouvée nerveuse, moins joyeuse. Je suis revenue en Anjou sans toute fois soupçonner que c'était notre dernière rencontre, nos derniers baisers. Puis il y a eu cet appel d’Annick : notre Odette était partie sur la pointe des pieds avec élégance et discrétion comme elle l'avait toujours été.
Elle est toujours auprès de nous, accompagnée de son Moussa… mais quel vide !