Rencontre avec Gabriel Garran
27 août 2020
3…4…5… On croirait une comptine d’enfant, mais si on lit 345 c’est le numéro de l‘immeuble dont j’emprunte, après avoir franchi une petite porte, un escalier exigu qui me mène à un escalier aux marches inégales, usées par le temps. Emmanuel m’accompagne, caméra en poche, prêt à dégainer ! Nous arrivons chez Gabriel Garran ce samedi du mois d’août, espérant remplir notre panier de quelques souvenirs étayant notre connaissance de Moussa.
Pourquoi Gabriel Garran et qui est-il ? J’avais le souvenir, à la création de notre Association, qu’il était un « Ami Abadi » ; nous l’avons rencontré quelques fois à nos réunions et à la suite d’un accident le plongeant dans le coma, nous ne l’avons plus revu. Maladroitement nous n’avons plus pris de ses nouvelles.
Gabriel est ce que l’on peut appeler une grande figure du Théâtre et celui-ci lui doit beaucoup, notamment le Festival d’Art Dramatique à Aubervilliers où il mit en scène Vichnievski, Sean O’casey, August Strindberg et William Shakespeare de 1961 à 1964. Ces quatre années voient s’amplifier le nombre de spectateurs ce qui incita la Commune d’Aubervilliers à accéder à la demande de Gabriel : créer un lieu qui prit le nom de « Théâtre de la Commune » le 25 janvier 1965.
En 1985, il quitte Aubervilliers et fait naître le TILF (Théâtre International de Langue Française) à la Villette. Il en sera le directeur jusqu’en 2004. Il a le désir de créer un répertoire laissant la place à la diversité de la langue française de par le Monde. Ainsi des auteurs d’Afrique Noire, du Maghreb, du Québec seront joués sur la scène du TILF. Pendant ce temps, Moussa Abadi, de 1959 à 1980, produit l'émission radiophonique « Images et Visages du théâtre d’aujourd’hui » diffusée par Radio France Internationale, désireux lui aussi de faire entendre les acteurs, metteurs en scène et poètes qu’il interviewe, à tous les pays francophones.
En écoutant ce samedi la narration d’une vie, je ne peux m’empêcher d’évoquer les similitudes existantes entre Gabriel Garran et Moussa. Bien sûr, celui-ci fut l’aîné de dix-neuf ans du premier, mais tous deux ont en eux cet amour du théâtre, de l’acteur, de la mise en scène et surtout de la beauté de la Langue Française. Tous deux avaient la même envie de voir jouer les pièces d’auteurs contemporains (même si Gabriel Garran puisa aussi dans le répertoire classique). Il mit en scène Arthur Miller, Arthur Adamov, Peter Weiss etc. Moussa fustige son époque qui ne fait pas la place aux auteurs contemporains dans son livre « La Comédie du Théâtre, » édité en 1985.
Gabriel a onze ans à la déclaration de la seconde guerre mondiale. Élève au Lycée Turgo,t il en est exclu pour cause de Judéité, tout comme Moussa qui doit quitter la Sorbonne et ses études de Médiéviste. Tous deux prennent le chemin de l’exil mais dans des conditions différentes. Gabriel est un enfant caché. Il raconte son errance durant les quatre années de guerre, séparé de son père déporté, de sa mère et sa sœur Jeanne, (récit qu’il fera dans son émouvant livre Géographie Française publié en 2014). Il traverse la ligne de démarcation le jour où les Allemands la franchissent et passe de cache en cache. On lui donne un autre nom et il subira ce nouvel état civil comme une blessure fondamentale. Moussa cachera des enfants Juifs, changera leur nom et se qualifiera, bourrelé de remords bien des années plus tard, de « voleur d’identité » mesurant ce traumatisme nécessaire pour sauver des vies.
Après-guerre Gabriel à seize ans et, jeune animateur, s’occupe d’un groupe d’enfants rue de Paradis. Plusieurs options leurs sont proposées, entre autres, deux groupes concernant le spectacle : le cinéma qui à sa préférence, et le théâtre qu’ il considère comme un art du 19e siècle mais pour lequel il a cependant un certain intérêt. Jusqu’au jour où Moussa frappant à sa porte :« Viens, lui dit-il, je t’emmène au théâtre ! ». Ensemble ils assistent au théâtre Charles Dullin à une représentation avec Maria Casarès. Il a 19 ans, c’est une révélation. A-t-il eu le même émerveillement qui s’empara de Moussa en 1929 entrant par hasard dans un théâtre et qui, le souffle coupé fit connaissance de l’acteur Louis Jouvet ?
En 1951 Gabriel Garran intègre le groupe « Espoir » où il est le seul qui ne soit pas acteur, mais le Régisseur en quelque sorte. Le metteur en scène dirigeant « Ma déchirure » de Chabrol déclare forfait pour cause de départ, la troupe demande à Gabriel, le seul qui ne soit pas sur scène, de leur faire part de ses remarques. C’est le tout début d’une carrière, nous sommes en 1951/1952. Pour se perfectionner, Gabriel s’inscrit à l’école du Vieux Colombier de Tania Balachova où très rapidement il met en espace des lectures spectacles. Un peu de retour en arrière ? Moussa, mettra en scène lui aussi des lectures-spectacles. C’est au cours de l’une d’elles sur les Fabliaux du Moyen Âge initiée par Gustave Cohen à Nice, qu’il fit la connaissance de Monseigneur Rémond venu comme spectateur.
Le « 345 » ressemble à la caverne d’Ali Baba du théâtre ! Les dossiers s’empilent dans un équilibre redoutable, garnissent les étagères, font la haie d’honneur le long du couloir. Gabriel se raconte, il nous offre ses souvenirs, s’interrompt parfois, troublé par une chronologie qui joue à cache-cache avec sa mémoire, nous sommes sous le charme.
Les murs, comme ceux d’un étudiant, sont tapissés de feuilles où les citations d’écrivains répondent à Gabriel-le-poète car il est aussi poète. Celle qui pour moi illustre admirablement ces heures est de Gabriel :
Le passé au présent c’est la mémoire
Le présent au présent c’est l’action
Le futur au présent c’est l’imaginaire
Merci Gabriel
Andrée Poch-Karsenti / Emmanuel Gagnier
(15 août 2020)