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Les Anciens de l'Alliance

ENFANTS EN DANGER... FANTOMES EN PÉRIL... Un entretien avec Moussa Abadi

Un déjeuner avec
Michel Simon (1961)

« L’Alliance israélite universelle ? Je lui dois tout. Sans elle, je ne serais pas ici et je n'aurais pas fait la carrière que j'ai faite ». L'homme qui parle ainsi est Moussa Abadi, figure mythique de la Résistance juive et homme de théâtre, acteur à succès avant la guerre, critique d'art dramatique à Radio France internationale de 1959 à 1981, puis président de la Commission d'aide à la création dramatique, membre de la Commission d'aide aux compagnies théâtrales, auteur d'innombrables pages sur le théâtre et d'un émouvant livre de souvenirs, La Reine er le calligraphe - Mes juifs de Damas, édité récemment chez Christian de Bartillat et couronné par le Prix de la Nouvelle de l'Académie Française.

Le pull-over noir sous la veste de tweed et l'écharpe enroulée à la Bruant autour du cou, Moussa Abadi, avec cette silhouette qui rappelle celle de Sartre, cultive son allure d'intellectuel parisien. Il a bien voulu accorder un entretien aux Cahiers de l'Alliance, en souvenir de ce lointain séjour dans son école de Damas, qui fut pour lui l'ouverture sur le monde. A l'Alliance il voue « une reconnaissance infinie, éternelle ».

Rien ne laisse présager l'étonnant destin du jeune Moussa lorsqu'à Damas, alors sous mandat français, il apprend les départements de l'hexagone et les subtilités de la langue française sous la férule d'Instituteurs passionnés et dévoués qui enseignent en français. Aujourd'hui, il se souvient: « Deux ou trois instituteurs avaient été formés en France, à Auteuil pour les hommes, à Versailles pour les femmes, mais le reste du personnel était recruté sur place ». Avec le recul du temps, l’enseignement lui semble certes recéler quelques faiblesses - liées notamment à ce recrutement local - mais il y avait une méthodologie solide : « On sortait de l'école en sachant écrire sans fautes d'orthographe ». Ce n'était pas chose si facile, d'autant plus que de nombreux enfants étaient issus de milieux défavorisés socialement et culturellement : « Il y avait là tout l'éventail social ; la misère ambiante était effroyable [...]. Certains enfants n'avaient pas de pain tous les jours et, faute de vêlements, ils ne pouvaient s'empêcher de claquer des dents par les gelées hivernales sous la robe qu'ils portaient tous les jours, quel que soit le temps. Pour ceux-là les frais de scolarité étaient pris en charge. [...] Sans l'Alliance, il y aurait eu au moins 90 % d'analphabètes ».

Le jeune Moussa passe donc son certificat d'études, ce qui lui donne dans le petit monde du ghetto le prestige de « celui qui sait tout ». Aussi, on s'étonne qu'il poursuive ses études chez les Lazaristes. Mais il a compris que le monde ne s'arrête pas aux limites du quartier juif de Damas. Il est ambitieux et prouve qu'il a les moyens de son ambition :  après le baccalauréat, il réussit le concours qui sélectionne les cinq meilleurs éléments pour les envoyer à Paris, à la Sorbonne, préparer le diplôme de l'École de préparation des professeurs de français à l'étranger. Jeune instituteur, il est alors rappelé à Damas pour enseigner dans une école musulmane. Après deux ans d'enseignement, il retourne à Paris pour préparer une Licence de Lettres, sur le conseil d'un conseiller du gouvernement français qui lui a procuré une bourse d'études. Il ne remettra plus jamais les pieds en Syrie.
C'est en février 1934, dans l'amphithéâtre Descartes de la Sorbonne, que naît sa passion pour le théâtre, lorsqu'il se porte volontaire pour adapter et jouer Le Miracle de Théophile, de Rutebeuf. Cinq autres étudiants: Jacques Chailley, Marcel Schneider, Nicolas Weinstein, et deux jeunes filles, le rejoignent. Le jour de la représentation et sans qu'Ils le sachent, la salle est pleine de gens de lettres et de critiques de théâtre qui sortent enthousiasmés par ce groupe d'amateurs et le proclament bien haut dans leurs journaux. C'est ainsi que commence l'aventure des Théophiliens", qui devait devenir une troupe universitaire bien connue et former des hommes de théâtre par dizaines.

Moussa Abadi commence alors une thèse sur l'origine des contes et fabliaux avec son maître, le professeur Gustave Cohen. Contacté pour participer à la création d'une nouvelle troupe, le Théâtre des Quatre Saisons, il refuse d'abord mais finit par accepter, car le versement de sa bourse d'études est soudain interrompu à Damas, par le caprice d'un ministre, et les leçons qu'il donne ne suffisent pas à nourrir le jeune étudiant. Les fondateurs de cette troupe sont André Barsacq, Maurice Jacquemont, René Dupuis et Jean Dasté. II y vit des années de bonheur et d'aventures qu'il évoque encore aujourd'hui, avec la faconde innée du conteur-acteur oriental.

En octobre 1937, c'est New York qui applaudit la troupe invitée par une mécène américaine, Misse Robinson. Puis c'est une tournée au Brésil où Moussa est accueilli royalement par des membres fortunés de sa famille exilés là. Jouvet, Giraudoux patronnent le jeune acteur. Au cours d'une représentation de Knock, un colosse vient le saluer : c'est Saint-Exupéry, qui deviendra un ami.

Moussa souhaite reprendre ses études, mais c'est 1938, Munich, l'incertitude de l'avenir, l'angoisse croissante, puis la guerre. A cause des rapports délicats avec la Syrie, on lui interdit de s'engager et on lui dit: « Si les Allemands arrivent, tâchez de vous trouver de l'autre côté de la Loire ». Le voilà donc à bicyclette sur les routes de l'exode. Pas pour longtemps : son vélo et sa petite valise lui sont volés dès le premier soir. Épuisé, il monte dans un train qui va ... à Vichy. Il y reste un mois, avant de repartir pour Nice où il jouit d'une certaine renommée, ayant joué avec Pitoeff, Dullin etc. Il voudrait entrer dans un réseau de la Résistance, mais ne sait où s'adresser et personne ne le contacte.

Odette et Moussa Abadi

En avril 1943, il décide d'agir en attendant de rejoindre Londres. C'est un jésuite, le père Valencin, qui le présente à l'évêque de Nice, Mgr Rémond, dont il demande l'aide pour créer un réseau de sauvetage des enfants juifs. L'évêque consent à l'aider et il met à sa disposition une pièce au rez-de-chaussée de l’évêché où il pourra fabriquer des faux papiers ; il lui ouvre même son propre coffre pour les y cacher. Avec sa compagne Odette Rosenstock (Sylvie Delattre dans la clandestinité), ils confectionnent de faux papiers d'identité, de faux certificats de baptême, de fausses cartes d'alimentation qu'ils distribuent à des Juifs autour d'eux, avec l'aide bienveillante de l'évêque qui n'hésitera jamais à leur accorder son soutien actif. Mgr Rémond leur trouvera même des caches pour les enfants dans des institutions religieuses catholiques et des couvents. Et pour permettre l'accès de ces endroits à « Monsieur Marcel » (nom de guerre de Moussa Abadi), Mgr Rémond lui décerne le titre d’« Inspecteur général de renseignement libre ». En contrepartie, il donne des leçons de diction... aux prêtres du diocèse.

Moussa raconte: « Pour chaque enfant, nous faisions trois fiches: une pour la Croix-Rouge, une pour nous et une copie, pour qu'il reste des traces si le fichier venait à disparaître. Nous arrivions dans les maisons tout de suite après le passage de la Gestapo et nous recueillions les enfants survivants qui avaient été cachés par leurs parents dans les coffres, les greniers, les placards, chez les voisins. Il y en avait de tous âges, des bébés, des adolescents. On les amenait d'abord dans une cave, puis dans une villa où commençait un long travail de « dépersonnalisation », afin qu'ils oublient leur ancienne identité et qu'ils s'imprègnent de leur nouveau nom et de l'histoire qui leur servirait temporairement de passé. 527 enfants sont ainsi passés par le réseau. Il n y eut qu'un seul accident ». Le réseau était financé par le Joint par l'intermédiaire de Maurice Brenner.

Les autorités ne tardent pas à connaître « l'homme à la gabardine » dont la tête est mise à prix. Les deux assistantes de l'OSE, Huguette Wahl (Odile Varlet) et Nicole Salon, qui avaient rejoint le réseau, sont arrêtées et torturées, mais elles ne parlent pas. Puis c'est le tour d'Odette, torturée par la Gestapo puis envoyée à Drancy puis à Auschwitz-Birkenau où sa mère et sa sœur mourront gazées. Pendant la débâcle de l'armée allemande, Moussa est embarqué par hasard par des miliciens dans la traction-avant qui sert à leur fuite. Il se fait passer pour simple faussaire et on l'éjecte de la voiture.

Fiche d'un enfant
du réseau Marcel

A la libération. Moussa Abadi est seul. Il travaille avec Georges Garel, responsable du réseau clandestin de l'OSE. Ils écrivent des milliers de lettres, afin de retrouver les familles des enfants et de mettre sur pied des conseils de tutelle. Puis Odette revient d'Auschwitz, avec sur le corps d'énormes plaies qui mettront des mois à guérir et des plaies à l'âme qui ne guériront jamais.

La vie reprend peu à peu. Pour Moussa, la vie d'acteur est finie, mais la passion du théâtre revient avec les beaux jours. Après quelques années de service social, Moussa propose de faire une émission radiophonique sur le théâtre. On lui accorde un essai de trois mois : l’émission Images et Visages du théâtre d'aujourd'hui durera vingt-et-un ans, au cours desquels tout ce qui compte dans le théâtre est passé devant son micro. Il en a conservé des centaines de disques fragilisés par le temps, qui attendent d'être « repiqués » sur un support plus moderne, pour enrichir les archives du théâtre français.

Aujourd'hui. Moussa et Odette Abadi n'ont de contact qu'avec les personnes en qui ils perçoivent certaines qualités de droiture et d'honnêteté qui leur sont chères. Ils fuient les autres, la fausse gloire, l'Intérêt, le tapage. Le souvenir de tous ceux qui ont traversé la vie si riche de Moussa hantent sa mémoire : petites gens du ghetto de Damas, enfants sauvés pendant la guerre, gens de théâtre. tout cela est si présent encore ! « Je fais du sauvetage de fantômes en péril ». dit-il quand il les évoque.

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