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Semaine « Enfants cachés et déportation »

Du 7 au 11 janvier 2008

Table ronde du 12 janvier 2008 : Comment et que transmettre aujourd’hui ?

- Pierre-Emmanuel Dauzat : Je vous remercie d’être venus à cette table ronde qui conclut cette semaine des enfants cachés et de la déportation. En mon nom personnel, au nom du cours Morvan, et au nom de l’ADJS, je veux remercier tous ceux qui ont participé à cette semaine, et remercier du fond du cœur, en notre nom à tous, Aude de Saint-Loup, qui a voulu organiser cette semaine.

Nous avons l’immense honneur d’avoir parmi nous des hommes et des femmes pour qui j’ai autant de respect que d’admiration et, vous me pardonnerez de le dire, d’affection.

Le thème de notre discussion est avant tout pédagogique : « Pourquoi et comment transmettre ? » Que cette semaine ait été organisée par le Cours Morvan et l’ADJS, voués à l’éducation des sourds explique la présence des interprètes que vous voyez ici.

Pour commencer, une réflexion personnelle : j’ai été frappé par l’extrême jeunesse des gens que vous avez autour de cette table, entre trois ans et 23 ans, c'est dire que c’était une histoire de tout jeunes gens, de l’âge de nos collégiens et lycéens. Ceux qui ont vu l’exposition ont vu que 14 ans était l’âge du premier juste, mais aussi de quelques-uns des enfants sauvés qui vont de quelques mois à 14-15 ans, et du plus jeune déporté.

Notre débat porte sur le thème : que transmettre, pourquoi et comment ? Nous allons le commencer tout de suite. Je m’adresse au général d’Astorg, et fort de votre expérience de résistant, de déporté, et de témoin, je suis toujours frappé de l’énergie que vous mettez à vous adresser aux jeunes et à tous les publics. Je me demande toujours pourquoi, d’où vous vient cette éternelle jeunesse et cette éternelle passion : que voulez-vous transmettre et pourquoi ?

– Général d’Astorg : Pourquoi plus de 60 ans après ces événements est-il encore nécessaire d’évoquer l’histoire des crimes nazis ? Ces crimes furent commis dans un pays hautement civilisé situé en plein centre de l’Europe, le pays de Goethe et de Schiller. Je vais essayer de vous expliquer pourquoi.

Les SS et les membres des organisations répressives étaient probablement au départ des hommes ordinaires mais qui, dès leur jeunesse, avaient été pervertis par une idéologie folle qui leur faisait croire qu’ils faisaient partie de l’élite de la nation, qu’ils étaient de la race des seigneurs, de la race supérieure qui devait être préservée de toute souillure.
Ceux qui faisaient partie des races dites inférieures devaient disparaître en masse, juifs, tziganes, homosexuels.
Ceux qui étaient des opposants, ceux qui avaient été raflés dans les territoires occupés, n’étaient plus que des sous-hommes devenus les esclaves de la race des seigneurs, destinés à mourir au travail, d’épuisement, de faim, de maladie, et de manque de soins.

Mort immédiate dans les chambres à gaz ou les bûchers, mort lente dans les camps de concentration. Voilà le choix de mort destiné aux concentrationnaires.

Aucun remords, aucune compassion de la part de ces seigneurs qui mitraillaient en masse, qui alimentaient les fours ou les bûchers, qui accéléraient les cadences jusqu’à ce que les hommes tombent sous les fardeaux qui, en somme, accomplissaient un travail normal.
Devant le tribunal de Nuremberg ces hommes crachaient à la cour en réponse à la question sur leur culpabilité : «non coupable » avec un mépris total pour les victimes dont on leur avait montré films, photos, et qui avaient écouté des témoignages poignants.

La plupart de ces hommes n’ont jamais changé d’opinion sur cette époque. J’en veux pour preuve, plus de 30 ans après la fin de la guerre, mes rencontres avec le prisonnier numéro 7 condamné à la prison à vie, Rudolf Hess.

Chef du Gouvernement Militaire Français de Berlin, j’avais dans mes fonctions de me rendre à la prison de Spandau pour m’assurer de la présence de celui qui avait été secrétaire d’Hitler, et l’un des rédacteurs de Mein Kampf. Je n’ai jamais entendu un mot de repentir de sa part et même, il affirmait à chaque fois être détenu illégalement Combien sont-ils ou étaient-ils aujourd’hui en Allemagne qui ont échappé aux tribunaux et qui ont coulé une retraite paisible et qui continuaient de se rappeler le temps où ils étaient les maîtres ?

Déjà nous voyons des bandes de jeunes néonazis tenter de se rendre maître de certaines localités, de s’infiltrer dans les gouvernements des Lands. Au Gouvernement fédéral des voix se font entendre pour confondre bourreaux et victimes dans un même souvenir, pour diminuer les subventions accordées aux Mémoriaux, pour joindre dans un même panier nazisme et communisme. La terrible punition qui leur a été infligée par les alliés leur sert d‘alibi pour se plaindre des douleurs subies par leur population.

Qu’en est-il en France ? L’antisémitisme n’est pas mort, même s’il a diminué d’intensité : moins de cimetières saccagés, moins de synagogues souillées, moins d’écoles brûlées, mais qu’en est-il vraiment dans les esprits ?

Le racisme profite de circonstances favorables pour se développer en profitant du communautarisme qui exclut et se transforme en repli. La discrimination raciale ou par le sexe dans le travail est un obstacle souvent invoqué dans les recrutements.
Pire, des courants de pensée bien organisés, révisionnistes et négationnistes, tentent de récrire l’histoire de ces années terribles et même de nier l’existence de ces « détails » qui ont conduit à tant de souffrances et de morts. J’ai eu entre les mains une cassette, diffusée sous le manteau, niant l’existence des chambres à gaz.

Je n’ai pas l’intention ici de culpabiliser les Allemands d’aujourd’hui, surtout les plus jeunes générations ; mais ils ne peuvent pas refuser leur histoire, il faut qu’ils l’assument, et ne pas faire comme si elle n’avait jamais existé. Cela leur est d’autant plus facilité par la disparition de l’immense réseau de délation que Gestapo et polices avaient déployé sur toute l’Allemagne. La peur qui régnait sur ce pays et dans les territoires occupés a disparu.

Mais il ne faudrait pas qu’un jour de pareilles circonstances produisent les mêmes effets.

Nous, les plus anciens nous allons bientôt disparaître. C’est la loi normale du renouvellement des générations : alors qui viendra témoigner, qui viendra mettre en garde contre les dangers qui couvent peut-être dans les endroits les plus inattendus. Aussi nous vous conjurons de rester attentifs et vigilants. Nous vous passons le relais pour que l’oubli ne recouvre jamais la mémoire ; grâce à vous elle restera vivante ; à partir d’aujourd’hui vous devenez des témoins à votre tour avec tout ce que cela représente de responsabilités. Nous comptons sur vous.

Devant ces milliers, ces millions de morts sans sépulture vous ne pouvez pas les oublier. Conservez-les en mémoire avec respect. Vous êtes libres dans une Europe libre. En souvenir d’eux, comme le disait Primo Levi, ne les faisons pas mourir une deuxième fois en n’en parlant plus.

Vous détenez une arme républicaine et démocratique pour vous opposer aux dérives évoquées : le bulletin de vote. Servez-vous en à temps et à bon escient et gardez comme ligne de conduite les principes énoncés dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Combien d’entre nous l’ont lue ? N’oubliez pas qu’on peut non seulement s’opposer intellectuellement mais aussi agir. À l’exemple de ceux qui dans ces années là ont pris des risques.

M. Dauzat : On sent dans votre témoignage une certaine inquiétude, je pense aux propos de Moussa Abadi lors de sa conférence au Sénat, qui disait : j’ai peur du lendemain, j’ai peur de ce qui va arriver. Je voudrais donner la parole à Bertrand Herz, qui a une expérience de la déportation en tant qu’enfant.

Quelque chose m’a frappé, la réaction des enfants le jour où M. Herz a été astreint au port de l’étoile jaune. Je voudrais que vous évoquiez cet épisode et les leçons que vous en tirez. Qu’est-ce que cela vous a appris ? En quoi il pourrait servir aujourd’hui à éclairer nos élèves, les petits et probablement aussi les grands, puisque nous nous sommes rendu compte que les adultes avaient encore plus besoin d’être éduqués sur ces questions ?

M. Herz : avant de vous parler justement des souvenirs que j’ai sur ce port de l’étoile jaune, quand j’avais 12 ans, à Paris, je voudrais dire, en complément de ce qu’a dit Bernard, qu’en fait, parler de la déportation et de la persécution qui l’a précédée, cela consiste à essayer de convaincre les jeunes. Il ne s’agit pas de raconter les souffrances, mais de convaincre les jeunes d’un certain nombre de valeurs, de comportements qui sont directement liés à un comportement citoyen. Je cite toujours l’exemple de mes camarades de collège, en 5e, en 1942, à partir de mai, j’ai porté l’étoile jaune, et quand je suis arrivé au collège avec cette étoile, la plupart de mes camarades et professeurs ont eu l’attitude d’ignorer l’étoile, et un petit nombre de mes camarades m’ont accompagné sur le trajet jusqu’à Saint-Lazare, puisque nous habitions la banlieue pour éviter de me faire insulter, et à un moment, cinq ou six d’entre eux m’ont mis une étoile de papier avec écrit « potache » dessus, le jargon qui désignait les collégiens. On a descendu la rue d’Amsterdam jusqu’à Saint-Lazare avec l’étoile de papier, jusqu’au moment où des adultes nous ont dit qu’il valait mieux retirer tout cela.

Je raconte cela aux jeunes, et je leur dis : voyez-vous, mes camarades, vous ne savez pas, peut-être que leurs parents allaient voir cette exposition des Juifs dans la France, qui disait que les Juifs causaient la perte de la France… Je dis donc aux jeunes auxquels je parle maintenant, peut-être que leurs parents étaient antisémites, ils ne savaient pas ce qu’était un Juif, mais quand on a un camarade marqué, à ce moment-là, les jeunes réagissent. Alors je leur dis : sachez que vous devez vis-à-vis de vos camarades avoir toujours cette attitude d’un certain nombre de mes camarades pendant l’Occupation, c’est-à-dire le respect absolu de son camarade, et le respect par-là même de tous ceux qui nous entourent, quels que soient leur religion, leur origine etc.

J’insiste beaucoup sur ce fait, sur la solidarité dont j’ai bénéficié. Je ne me fais pas d’illusion, je ne suis pas angélique, je pense que, pendant la guerre, pendant l’occupation, il y a eu des dénonciations, des lâchetés, mais je pense qu’on peut dire aux jeunes quand même que, dans la mesure où on n’admet pas que les droits de l’homme sous la forme de l’humiliation infligée, on combat de cette façon le nazisme et le fascisme.

Monsieur l’ambassadeur Hessel, une double question à vous poser après les interventions qui précèdent : d’abord, simplement, partagez-vous cette inquiétude ?

D’autre part, un aspect de votre biographie qui paraît intéressant est sur le thème de la transmission. Tout jeune résistant, déporté, évadé, vous avez après la guerre travaillé pour les Nations Unies et entre autres pour la Déclaration des droits de l’homme, déclaration d’optimisme et de foi dans l’humanité. 60 ans après, vous gardez le même optimisme ? Ce texte-là auquel vous avez collaboré vous paraît-il aussi utile pour éduquer les enfants, petits et grands ?

Stéphane Hessel : Oui, la réponse est nettement oui. Je garde non pas un optimisme que rien ne justifierait car nous vivons dans un monde violent, brutal. Nous aurions dû apprendre par l’exemple affreux du nazisme que le monde ne peut progresser que s’il bannit une fois pour toute la violence, et surtout la violence portée au niveau de brutalité et de refus de tout respect de la personne humaine que mes camarades et moi ont connu, et dont M. d’Astorg nous a donné un récit remarquable. Oui, je suis convaincu que, non pas par optimisme, mais par conviction, que dans l’homme, dans chacun de nous, il y a des ressources infinies de courage et de solidarité, et que ces ressources-là, nous devons, nous qui avons vécu cette période, rendre attentifs les jeunes générations auxquelles nous nous adressons ici, de faire attention à ce qu’elles ont en eux d’humanité qui doit leur permettre de mettre immédiatement un terme à tout renouvellement des violences et des brutalités.

Je viens de passer, il y a quelques semaines, quelques jours, à Weimar, la cité de la culture allemande de Goethe, de Schiller, mais la ville à 10 km de laquelle se trouve le camp de Buchenwald, un de ceux où des choses épouvantables ont été commises.

Notre réunion dans ce lieu consistait à dire : attention aux commencements. On nous a dit : soyez attentifs. Ayez l’oreille ouverte et l’œil ouvert, quand vous avez beaucoup d’œil et pas beaucoup d’oreille, soyez très attentifs. Quand vous avez beaucoup d’oreille et peu d’œil (c’est mon cas), soyez très attentif, car il faut détecter les commencements des groupes qui se mettent à dire : ça n’a jamais existé, qui disent : ah c’était la belle époque pour l’Allemagne ou pour l’Italie fasciste ou pour la Russie stalinienne ! Dès que l’on voit commencer ce type d’action, souvenons-nous heureusement, après la guerre, il y a eu l’organisation des Nations unies. Il faut lire la charte des Nations unies rédigée en 1945. Il faut lire trois ans plus tard la Déclaration universelle des droits de l’homme qui dit tout ce qui est dû à l’individu libre, personnel, humain, digne.

Voilà le message que je veux communiquer à ceux que j’ai la chance d’avoir devant moi, que je remercie d’écouter l’aîné qui pense que ce qu’il a vécu est encore valable aujourd’hui.

Merci infiniment de ce témoignage d’espoir.

J’ai été frappé d’entendre cette semaine nos résistants déportés dire qu’il ne s’agissait pas simplement de témoigner, ni même de résister, mais qu’il fallait aussi agir. Agir, il l’ont fait naturellement en résistant, en s’évadant, ensuite tout au long de leur vie en essayant de mettre en accord leur histoire et leur engagement dans la vie jusqu’à aujourd’hui ; agir, des camarades de classes de M. Herz l’ont fait également. Bertrand Herz le fait aujourd’hui en s’occupant du comité international Buchenwald-Dora et Kommandos.

Odette et Moussa Abadi sont des personnalités que rien a priori ne poussait à prendre le risque dès le premier jour, qui ont sauvé 527 enfants juifs et qui ont consacré leur vie au fond à aider les déshérités. Ils l’ont fait dans le silence, ils ont agi, ils n’ont jamais voulu témoigner eux-mêmes. Il a fallu des années pour que les enfants sauvés, ceux qu’on appelle les enfants Abadi arrivent à retrouver leurs sauveurs et poussent ce couple à s’exprimer.

Andrée, à votre avis, pourquoi n’ont-ils pas témoigné et pas pensé que eux avaient agi quand il fallait, et que maintenant, c’était à vous de témoigner, puisqu’il était temps de témoigner de l’action des gens à qui vous devez la vie ?

Mme Poch-Karsenti : Odette et Moussa ont effectivement décidé très jeunes de s’investir, de ne pas regarder passer la procession, comme disait Moussa. L’engagement a été immédiat, sans questionnement. Odette, dès 1939, était déjà partie à la frontière aider les Républicains espagnols, elle était déjà en révolte contre les injustices faites à l’homme. C’était une révoltée de son temps, sans appartenance particulière, ni politique ni religieuse. Elle était jeune fille médecin, et s’est trouvé dans l’incapacité d’exercer la médecine. Elle a décidé, avec Moussa, son compagnon de l’époque, d’entrer en résistance. La vie est faite de concours de circonstances qui nous aident parfois à prendre des décisions. Moussa a rencontré un prêtre italien, aumônier des troupes italiennes en Russie, les récits de persécution antisémites ont été tellement forts pour Moussa et Odette qu’ils ont décidé d’agir. Il ne faut pas oublier qu’ils étaient juifs tous deux, également en danger, mais pour eux les plus fragiles, c’était les enfants, il fallait donc faire quelque chose pour sauver les enfants. Eux deux, ce n’était pas suffisant. Ils ont trouvé sur leur route Monseigneur Rémond, évêque de Nice, mais aussi les pasteurs Gagnier, Evrard, des institutions laïques, qui ont tous tendu la main et les ont aidé à créer ce réseau.

Pourquoi j’ai eu envie en fait de transmettre quelque chose, moi qui ai considéré pendant toute ma vie que je n’avais pas grand-chose à transmettre, sinon à mes enfants quelques valeurs ? Mais, je ne pensais pas qu’il faille raconter mon histoire qui n’avait rien d’exceptionnel, lorsque de façon tout à fait hasardeuse, j’ai rencontré Odette et Moussa, ignorant qu’ils avaient eu un rôle si fondamental pour moi.

Ils n’ont jamais cependant disparu quand même pour deux enfants qu’ils ont cachés, qui étaient les plus anciens enfants : Jeannette [Wolgust], ici présente, qui a tout au long de sa vie, de façon un peu épisodique, toujours suivi Odette et Moussa. Nous devons à Jeannette, en grande partie, la connaissance des actions de Moussa et d’Odette car elle les a beaucoup poussés à faire circuler un liste de noms d’enfants cachés.

Lorsque j’ai eu la chance de rencontrer Odette et Moussa, quand j’ai eu le bonheur de faire partie du cercle qu’ils ont gardé, quand ils m’ont fait l’honneur de m’adopter une seconde fois, et lorsque je les ai perdus, me laissant pour la seconde fois de ma vie orpheline, j’ai eu envie de faire connaître des actions que ces êtres exceptionnels avaient gardées dans l’ombre, même à leurs proches les plus chers. Nous avons dans la salle des amis d’Odette et Moussa de très longue date qui n’ont jamais su ce que leurs amis avaient accompli comme acte d’honneur. Peut-être pourront-ils nous en parler après. Mais moi j’ai eu envie de rendre quelque chose, de redonner un peu de ce qu’on m’a donné. J’ai envie qu’au-delà de cette disparition, ils continuent à vivre.

Et derrière tout cela, je ne suis plus toute jeune, mes enfants m’ont assuré qu’ils prendraient la relève. Cette parole qu’ils n’ont jamais libérée continuera derrière nous.

M. Dauzat : Vous avez remarqué que subrepticement, on est passé du témoignage direct au témoignage du témoin. Beaucoup de nos déportés se sont tus jusqu’au jour où ils ont décidé de se faire témoins. Andrée passe le témoin que lui a transmis Odette et Moussa à une génération suivante : on arrive là au problème de la transmission et de la difficulté qu’il y a à faire partager des expériences uniques qui ont été celles de tous les témoins autour de cette table, et à faire comprendre aux jeunes générations que les problèmes, les horreurs qu’ont vécues les gens de cette génération sont toujours actuelles.

Témoin des témoins, Jeannette Dreyfuss, vous l’êtes tout autant, puisque un concours de circonstances très particulier, vous vous êtes retrouvée dans un château d’une famille profondément chrétienne qui vous a accueillie. L’homme était un résistant de la première heure, et sa foi chrétienne lui dictait le respect de l’être humain.

Cet homme, ce juste a été arrêté par la Gestapo, déporté, torturé et mort en déportation. Des années après, vous avez voulu retourner sur place ressusciter cette histoire, témoigner de votre propre histoire, mais tout autant de l’histoire de cette famille. Vous avez fait toutes les démarches pour qu’il soit nommé Juste. Je voudrais que vous vous expliquiez sur les ressorts intimes de ce témoignage et pourquoi c’était si important pour vous de faire nommer ce couple Juste ?

– M. Dauzat : Beaucoup de gens qui ont vu l’exposition nous ont demandé tout à fait naïvement pourquoi Odette et Moussa n’étaient pas des justes. L’expression « Juste parmi les nations » est une expression biblique et ancienne. Les justes, ce sont les goy qui ont eu un comportement de juste. Il est urgent de les faire connaître et de rappeler leur exemple.

Nous passons à une autre génération avec Jean-Marc Cerino, qui s’est très vite interrogé dans son travail de peintre sur ce qu’on pouvait faire pour que le témoignage unique reste visible et, en même temps, témoigner des témoins, mais sans parler à leur place : c’est toute la difficulté : nous autres les plus jeunes, qui n’avons pas vécu cette histoire-là directement, nous ne pouvons pas relater notre expérience ; il s’agit donc de trouver d’autres moyens. On en arrive à la question du comment. Je voudrais commencer par avoir le témoignage de M. Cerino : comment a-t-il ressenti cette urgence ? Pourquoi a-t-il choisi ce moyen détourné ? Quelques-uns qui ont vu cette exposition ont dit : qu’est-ce que ces que ces pages blanches ?

Jean-Marc Cerino : Merci de me laisser la parole. L’idée du passage de témoins, c’est important. Plusieurs ont parlé de cette urgence de pouvoir transmettre quelque chose de la mémoire, sans que cela devienne non plus une injonction, mais plutôt quelque chose qui pourrait se passer naturellement. Pour que ce passage puisse se faire naturellement, il faut aussi qu’il y ait rencontre, c’est essentiel. C’est pourquoi le travail fait cette semaine et aujourd’hui avec cette table ronde me semble important.

Dans mon cas, ce n’est pas quelque chose qui venait d’une histoire familiale, mais plutôt d’une rencontre avec une personne, Violette Maurice, une des premières résistantes à Saint-Etienne, qui fait partie d’une famille d’universitaires, et toute la famille décide de rentrer en résistance à l’appel de De Gaulle. A ce moment-là, ils n’étaient pas nombreux à prendre cette décision.

Violette est quelqu’un d’important car toute sa vie, elle va témoigner, aller dans les établissements scolaires ou ailleurs pour porter témoignage. Elle sera arrêtée en 43 pour résistance, elle sera questionnée dans la prison de la Gestapo lyonnaise. Elle sera déportée. Elle fait partie des femmes qui reviennent vivantes de cette expérience.

Autre caractéristique, c’est qu’elle témoigne rapidement. Elle porte dans un livre le témoignage de son expérience.

Lorsque je suis jeune homme, je la rencontre et réalise une interview filmée dans les archives du musée de la résistance à Lyon. A la fin de cette interview, elle me montre un petit carnet qu’elle avait gardé des camps et dans lequel étaient juxtaposés des feuilles fragiles et des poèmes, des recettes de cuisines, et des dessins d’une amie décédée dans les derniers mois du camp. D’où cette idée d’être témoin du témoin ; sur la question de l’Holocauste, il m’a semblé que la seule justesse était de partir des dessins qu’avaient faits les déportés. Il aurait été indécent de partir de photographies, car les photographies, aussi justes soient-elles d’une certaine manière, ont toujours été réalisées par les gens qui ont libéré les camps : journalistes, anglais, américains etc.

Dans le premier musée français, le musée de la Déportation de Besançon, il y a une collection de dessins originaux importante. Le travail que j’ai proposé, c’est un ensemble de dessins que j’ai pu réaliser en partant de ces dessins réalisés par les déportés.

Lorsque j’ai collecté ces dessins, je n’ai fait aucune distinction entre les dessins de juifs ou de résistants. On a à la fois des gens résistants déportés, des juifs déportés, des enfants juifs cachés par des non-juifs. C’est la première fois que je suis à une table où il n’y a pas de guerre de chapelle, et je vous remercie pour cela.

Et on remercie aussi la directrice du cours Morvan pour cela.

Je vous propose qu’on ouvre le micro de la salle. Je voudrais citer une phrase de Moussa, où il expliquait aux enfants Abadi et autres, au Sénat : Il faut être attentif à ce qui se passe autour de vous, il y a des enfants cachés, vous leur devez quelque chose. N’oubliez pas qu’on tue autour de chez vous. Et si vous n’avez pas les moyens d’agir, criez, hurlez…

Ce soir, je ne veux pas hurler, mais je voudrais juste hausser le ton pour dire combien je suis navré et scandalisé de voir certaines dérives dans les médias. Les témoins nous disent souvent à quel point ils sont angoissés en pensant à leur prochaine disparition en voyant naître le révisionnisme. Et on voit poindre dans les universités, dans la presse l’idée que le temps de témoins serait passé et que le temps des historiens, des littérateurs serait venu comme si on pouvait écrire l’histoire d’Auschwitz comme on écrivait celle d’Austerlitz.

Au lieu d’aider, de faire des travaux sur le lycée Condorcet, au lieu de faire un travail sur le camp de Dora, de faire un travail sur le réseau Abadi, sur les chrétiens engagés, l'État français aujourd’hui finance un institut d’histoire qui parraine des thèses sur la vie sexuelle des nazis pendant l’occupation, sur les chasseurs noirs, ou on nous dit que pour comprendre le nazisme, il faut comprendre la chasse, on prétend nous intéresser à l’utilisation des armes blanches sous le nazisme : tout cela est profondément révoltant, il faut lutter avec vigilance contre cela, il faut trouver les moyens d’intéresser les jeunes, non pas au voyeurisme du bourreau. Car même si les témoins disparaissent… tout le monde peut être témoin du témoin.

Quels sont les moyens, les moyens qu’il est légitime d’utiliser pour apprendre aux enfants à voir clair quand il est encore temps ?
Ici, nous avons des témoins dont l’âge au moment des événements va de 3 ans à 23 ans, autrement dit, c’est vraiment une histoire d’enfant. L’essentiel, aujourd’hui c’est de faire de l’éducation.

Georges Soubirou. J’ai été arrêté en 1943, je me suis retrouvé à Dora, 15 jours après M. d’Astorg. Parmi nous, les déportés résistants, nous avons aussi un certain nombre de nos camarades qui étaient juifs et non connus des Allemands, je veux les saluer.

Je veux encore enfoncer le clou : lorsque j’ai été libéré après la guerre, j’aurais bien admis que l’Allemagne soit rayée de la carte, et par la suite, je me suis demandé : mais pourquoi les Allemands ? Pourquoi ces gens qui ont une culture égale à la nôtre, qui ont des antécédents de civilisation se sont-ils conduits de la sorte ? Ils ont été victimes de la manipulation, de la propagande etc.

Il ne faut pas oublier que ce n’est pas tombé du ciel, cette propagande a bien servi à quelqu’un. Il y avait des puissances économiques derrière tout cela. Beaucoup de choses n’ont pas changé, nous sommes dans des situations similaires actuellement, nous pouvons être victimes de manipulation, de lavage de cerveau pour des raisons inavouées mais qui existent vraiment.

Dauzat : M. Hessel, vous êtes né à Berlin, une partie de la question vous concerne directement.

M. Hessel : ce que vient de dire le camarade me paraît très important et très utile. Il faut voir que la façon dont l’Allemagne a perdu la première guerre, a été ensuite mise dans une situation dure pour ses habitants, l’a rendue sensible à deux choses : possibilité d’être manipulée par un orateur habile et manipulateur, comme l’était Hitler, mais aussi soutien à cet Hitler d’une partie de l’industrie allemande qui s’est dit : c’est la seule façon pour nous de se redresser. Cette industrie a été la bénéficiaire du travail d’esclaves de nous autres déportés. A Auschwitz, elle vivait du travail dans des conditions abominables des déportés juifs et autres d’ailleurs, comme nous-mêmes, à Dora, nous travaillions pour des grands industriels de l’Allemagne.

Un de nos camarades, Charles Palan, a été à Auschwitz et a écrit un livre intitulé Je crois au matin, ouvrage qui va paraître et que j’ai préfacé. Je voudrais le citer car il nous raconte de façon tout à fait émouvante son parcours à travers Auschwitz et à travers le travail là-bas, mais il nous raconte aussi ce qu’il est devenu ensuite, ce qu’il a fait dans les organisations qui luttent contre ce qu’il y a de scandaleux et d’inadmissible dans certains des comportements de notre gouvernement à l’égard d’immigrés, de sans-papiers, et c’est là aussi cet héritage que nous autres qui avons connu l’horreur, nous devons garder et le signaler partout où il se trouve…

Jeannette Wolgust : Pierre-Emmanuel Dauzat, vous avez parlé tout à l’heure de la résistance juive pas très connue. Je voulais vous signaler un livre sur la résistance juive en France. Il a été écrit par un très vieux monsieur de 98 ans, Georges Loinger, résistant de la première minute, qui a fait un travail extraordinaire pour emmener des enfants juifs de France en Suisse. Dans ce livre, tous les mouvements de résistance juive sont signalés, entre autres le réseau Abadi.

Merci de cette précision. Je rappelle que ce qui est vrai pour la France est vrai aussi en Russie, en Pologne, en Ukraine où les premiers réseaux de résistance étaient juifs, mais ce n’est pas souvent connu, alors qu’on montre dans tous les livres que les juifs entraient à l’abattoir comme des moutons, alors qu’ils étaient engagés.

Cette phrase est insupportable !

Oui, il faut être vigilant aux mots qu’on emploie. Il faut rappeler ces travaux. Comme les médias préfèrent parler de livres complaisants sur les bourreaux, on a tendance à oublier cet héroïsme du quotidien, simple, c’est cette page d’histoire qui est à la fois de l’histoire juive et de l’histoire de France.

N. K. (dans la salle) Je suis un enfant caché aussi. Je ne vais pas raconter ma vie.

Quand j’ai eu 16 ans, j’ai rejoint à Paris l’organisation de Résistance « l’Union de la résistance juive », qui avait pris le relais de Solidarité. Solidarité a été créée en septembre 40.

Le premier travail de Solidarité a été d’envoyer des militants dans les camps de réfugiés espagnols pour faire sortir, s’évader les anciens combattants juifs des brigades internationales en leur fournissant des papiers, de l’argent, et certains de ces évadés ont joué un rôle considérable dans la lutte armée. Ce serait trop long de vous raconter toute l’histoire de Solidarité. C’est la première organisation de résistance créée en France juive. Si vous prenez par exemple… Je ne sais pas si vous savez que c’est la MOI, c’était une émanation du PC français pour s’occuper des différentes populations d’immigrés qui venaient travailler en France. Pendant l’Occupation, il y a eu plusieurs sections (italienne, espagnole, juive…). Je suis là car je voulais voir le film sur le réseau Marcel. Je suis revenu aujourd’hui pour dire qu’il y avait en plus de tous les réseaux, celui organisé par Solidarité, dont deux enfants au moins, c’est-à-dire Jeannette et moi-même, avons bénéficié, ce sont des centaines d’enfants qui ont été cachés dans différents endroits très insolites, comme par exemple un château. Personnellement, j’étais chez un pauvre paysan français, et comme il n’avait pas où me coucher, je dormais dans le même lit que son fils.

Je voulais simplement constater que Solidarité est l’union des juifs pour la résistance et l’entraide, qui ont édité des dizaines de millions de tracts et journaux clandestins pendant les quatre années d’occupation, dont on ne parle pratiquement plus, ce qui est extrêmement triste. Leurs sigles ont pratiquement disparu de très nombreuses interventions. Notre président de séance a été très heureux de rappeler qu’il y avait une résistance juive : Solidarité rayonnait sur Lyon, sur Nice, sur Toulouse, Agen, Roanne, Grenoble, Marseille etc., c’est une chose dont il faut parler parce que ce sont de simples gens, pour la plupart, c’était des immigrés qui parlaient très mal le français. Quand un français aidait à sauver un enfant juif, il était dans son pays, mais quand des gens risquaient déjà leur vie en marchant dans la rue, au lieu de s’occuper uniquement de leur vie personnelle à sauver, continuaient à s’occuper de sauver des enfants, raconter dans le détail ce qu’a été le sauvetage des enfants par Solidarité est important.

Je suis très émue et très heureuse d’avoir entendu tout ce que j’ai entendu. Je suis enfant cachée aussi. Je voudrais ajouter aux propos sur la cache des enfants. Une organisation très importante : l’OSE (organisation de secours aux enfants) qui date de très longtemps, a fait un travail formidable pendant la guerre, elle existe aujourd’hui encore avec d’autres fonctions. C’est une organisation dont la direction est juive. Ils ont caché et sauvé beaucoup d’enfants juifs aussi, et ils font partie de cette résistance juive qui, hélas, est trop passée sous silence et pas assez connue encore.

Victor Kuperminc. Je suis le conjoint d’une enfant Abadi et aussi membre du comité Yad Vashem. Le travail de Yad Vashem évoqué par deux des intervenants a pour but de décerner le titre de « Juste » à des non juifs ayant sauvé des juifs. Il avait été question de donner le titre de sauveur aux Juifs qui avaient sauvé d’autres juifs. Le titre n’a jamais vraiment été déterminé… Il avait été question que le gouvernement français donne un titre à ces justes qui sont juifs. Par définition, vous avez raison, la notion de justes est une référence biblique : ils ne peuvent pas être d’origine juive, puisque la référence est uniquement biblique.

Dauzat : Justement, puisqu’il est difficile de célébrer la mémoire de ces êtres d’exception, tant ils étaient discrets, pour essayer de transmettre cette expérience, le cours Morvan a décidé de témoigner à sa façon. J’espère que la chose a été comprise, et vous les enfants Abadi, je pense que vous avez compris que c’était une manière de témoigner aujourd’hui et de passer le relais aux enfants. Les enfants du cours Morvan étaient fiers et touchés que vous soyez venus si nombreux pour leur parler d’Odette Abadi, qui était passée dans leur école.

Comment transmettre, comment sensibiliser les générations à ces questions ? J’ai été frappé toute la semaine de voir l’extrême concentration, l’attention des enfants de collège et lycée qui ont passé entre deux et trois heures dans l’exposition, et qui ont eu des dialogues avec les enfants cachés. Malheureusement, les adultes qui sont venus, en dehors de ceux directement intéressés, ne sont pas restés plus de dix minutes. Les enfants entendent le message, les adultes, et malheureusement, les adultes, ça commence très tôt, n’entendent plus. Que faut-il faire aujourd’hui pour être audibles ? Nous avons posé une plaque, nous avons organisé cette semaine. Nous avons eu beaucoup de monde, beaucoup d’enfants. Espérons que nous avons semé des graines, éveillé ces enfants à des valeurs, mais aidez-nous à faire comprendre aujourd’hui aux générations suivantes que les témoignages que vous portez sont essentiels pour les générations qui viennent. Si quelqu’un a un conseil à nous donner, je vous en prie, aidez-nous.

Stéphane Hessel : Je me lance toujours. Oui, vous avez raison, ce n’est pas facile de faire comprendre à des gens qui sont déjà dans leur vie, dans leur action, qu’ils ont quelque chose à trouver dans le témoignage de ceux qui sont plus âgés qu’eux, notamment dans notre civilisation dite occidentale où le respect des vieux n’est pas très répandu. Lorsque des vieux se promènent par exemple en Afrique, ça m’est arrivé tout au long de ma vie, parce qu’ils sont vieux, on les écoute, on se dit : puisqu’il est vieux, il a sûrement quelque chose à nous apporter. Dans nos pays à nous, on se dit : puisqu’il est vieux, il n’a probablement plus rien à dire. Alors comment faire pour communiquer ? Il faut utiliser les moyens d’aujourd’hui : Internet, la télévision, les petites histoires un peu populistes. Tant pis, utilisons aussi cela. C’est pourquoi, chaque fois qu’un de mes amis qui a connu la déportation fait un livre là-dessus, je lui propose aussitôt de lui écrire une préface. C’est ce que je fais pour Charles Palan, ça me fait de la publicité aussi… ! Il est encore possible aujourd’hui d’intéresser même ceux qui sont déjà pleinement dans la vie à condition de leur fournir quelque chose qui soit à leur goût, c’est-à-dire plus proche de l’histoire, de la rigolade éventuellement. Tant pis si ce n’est qu’un passage au-delà duquel on doit retrouver l’émotion. L’émotion, c’est quelque chose qui frappe, et même des adultes. Si on arrive à faire naître de l’émotion et de l’émotion qui est aussi liée à ce qui nous arrive aujourd’hui car aujourd’hui, nous avons devant nous des drames au moins aussi lourds et graves que ceux que nous évoquons ici, il faut rattacher les drames d’autrefois aux drames d’aujourd’hui, et là, l’émotion passe, du moins je l’espère.

Je suis assez ému car les souvenirs se bousculent, j’en ai beaucoup à raconter, sur beaucoup de choses. J’ai oublié de parler d’une chose. Il devrait y avoir des dizaines de milliers de justes de plus. Tout le monde était au courant qu’on cachait des juifs, et ce sont des histoires qu’on ignore. Ces gens-là n’en parlent pas. Quand la guerre a été terminée, je suis retourné voir la famille qui m’avait hébergé pendant un an. La famille m’a dit : c’est bien, tu vas bien ? Nous aussi, ça va. Tu es de la ville, nous de la campagne… Ils trouvaient normal ce qu’ils avaient fait. C’était des pauvres, des paysans, métayers, qui recevaient de l’argent de Solidarité. Les militants de Solidarité se sont mis en branle, on a évité des tracts (il n’y avait pas Internet, pas le téléphone), ce sont des dizaines de militants qui ont été prévenir des juifs. Cela a certainement joué sur les 25 000 juifs devant être arrêtés, il n’y a eu que 12 000 arrestations.

Ce sont des centaines de milliers de Français qui ont pris des risques pour sauver des gens, et notamment les étrangers, les immigrés, car même des gens antisémites l’ont fait, et ça, on n’en parle pas assez. Heureusement qu’il y a le concours de la résistance maintenant qui a donné comme thème les gens qui ont sauvé d’autres personnes, que ce soit Anglais, Américains, Juifs etc.

– Une enfant cachée de plus qui parle. Une remarque à propos de la psychologie : dans un journal de psychologie de quelques mois, la question était posée : le sens moral est-il inné chez l’être humain ? Elle était posée et la question était : oui car des humains réagissent avec compassion à la souffrance des autres. J’ai vu un film qui montrait l’éducation des Nazis sur Arte. On a interviewé des nazis qui avaient échappé aux condamnations, on les avait éduqués contre la compassion envers les Juifs en particulier. Ceci a été répertorié.

Donc il faut essayer d’éduquer les enfants d’une manière aussi juste que possible, développer la capacité en eux de réfléchir, faire en sorte qu’ils ne soient pas systématiquement manipulés par la publicité, la propagande. C'est possible, c’est aux parents d’y veiller. Je voudrais insister sur le fait qu’il y a une éducation à donner aux enfants qui serait très utile à connaître pour la population de la France ou d’autres pays.

Bernard d’Astorg : pendant toute cette semaine, j’ai accompagné des classes et des adultes à travers l’exposition sur la déportation et dans la pièce d’a côté, l’expo sur les enfants cachés. Je voudrais revenir sur ce qu’a dit Hessel tout à l’heure, il faut essayer de développer l’émotion chez les jeunes, chez les scolaires. L’émotion chez eux, est facile. Ils sont assommés par ce qu’ils voient. Ils ne comprennent pas mais ils sont assommés. Par contre, les adultes, 20, 30 ans, 40 ans, ils croient avoir suffisamment d’expérience pour disséquer ce qu’ils voient, enfin ils le croient à peine, en tout cas, ils disent : ça ne pourra pas recommencer ! Ils ne croient pas que le mal existe. J’ai eu beaucoup de difficultés à entraîner ces adultes dans une vision plus réelle de cette exposition, alors qu’avec les enfants, c’était très émotionnant, mais très facile.

Bertrand Herz : Je ne veux pas répondre aux questions, je voudrais simplement donner mon opinion sur le comment transmettre. Quelques réflexions. La première chose que je constate, c’est quelque chose d’assez heureux, car nous sommes dans une époque technologique, on a beaucoup d’éléments vidéo et audio sur les déportés. J’ai souvent entendu des interviews de déportés, en particulier d’Auschwitz, et personnellement, des choses m’ont bouleversé. Il y a heureusement beaucoup de documents qui, un jour, permettront, avec d’autres éléments, non pas de remplacer les témoignages directs, mais au moins de pallier un peu la disparition des déportés.

La deuxième chose, c’est qu’à mon avis, on a parlé des adultes et des jeunes, c'est vrai qu’il faut toucher les jeunes, et essentiellement des lycées. Je pense personnellement que le problème du témoignage et de la transmission des valeurs, de la résistance et de la déportation, de l’anti-racisme etc., la manière de porter cela auprès des jeunes ne pourra se faire que si on décide d’avoir un enseignement d’histoire qui soit à la hauteur de ce qu’on peut attendre en France.
J’ai eu des réflexions dans certaines revues concernées aux droits de l’homme disant que les jeunes ne font pas toujours la distinction entre le réel et ce qui est imaginé avec tout le flux de documents ou fictions qui passent à la télévision. Il faut remettre les pendules à l’heure en ce qui concerne les programmes d’histoire.

Troisième chose, en fonction de mon expérience depuis dix ans, il y a quand même des associations d’anciens déportés et d’enfants de déportés tant du côté juif proprement dit que du côté de la déportation en général, résistante en particulier, il y a quand même beaucoup d’associations qui se regroupent, qui agissent beaucoup dans ce domaine, par des voyages, des expositions, qui font beaucoup de choses pour qu’on puisse quand même continuer à porter auprès des jeunes les valeurs, même quand nous aurons disparu.
Ce sont des réflexions, des vœux, en tout cas, on travaille beaucoup sur la question.

Robert Pouderou : Je suis un ami du couple Abadi. Je suis metteur en scène. Je voudrais rebondir sur le concours de la résistance. J’ai eu l’occasion au collège Montaigne à Périgueux de travailler avec des jeunes sur ce thème, notamment sur le thème de la déportation. J’ai écrit une tragédie pour leur faire vivre ce qu’avait été cette histoire de la déportation. Au départ, les gamins de troisième (14, 15 ans), dans l’âge bête, ils avaient tendance à rigoler, et puis ils sont entrés dans une phase plus émotionnelle, et ils ont livré un spectacle important. Ils ont donné ce spectacle devant leurs parents et amis, et manquaient malheureusement les trois quarts des parents de ces élèves-là. Cela dit, il ne faut pas renoncer à ce type d’expérience. Dans l’enseignement, on devrait travailler cette mémoire, multiplier les relations entre les activités artistiques et les professeurs d’histoire, mais encore faut-il qu’il y ait au plus haut sommet une volonté pour ça.

Général Louis Garnier : deux choses. C’est sûr, c'est sur les enfants qu’il faut travailler, les parents, ils sont perdus ! Je voulais poser une question : je ne voulais pas lire Les Bienveillantes, mais j’ai été obligé de le faire. Ce roman a une réelle valeur littéraire, mais étant donné que le personnage principal est un bourreau, avec déviance sexuelle, mais surtout l’assassin de sa mère et de son meilleur ami et de trois autres personnes, je pensais naïvement, étant moi-même blindé, qu’il apparaîtrait à tout le monde que c’était un salopard et que par conséquent, il mettrait en garde contre le nazisme.
J’ai compris après coup que j’avais tort, que ce n’était pas du tout comme ça que le personnage était perçu par le grand public, et que finalement, le résultat, c’était de confondre bourreau et victime, de les mettre dans le même sac. Les déclarations récentes de Littell d’ailleurs confirment assez bien cette opinion.
Que peut-on faire contre ça ? Bien sûr, Pierre-Emmanuel Dauzat a écrit un ouvrage, Holocauste ordinaire, j’espère lu par plusieurs personnes, mais ils sont plusieurs milliers à avoir lu Les Bienveillantes. Que peut-on faire contre un ouvrage comme celui-là, et il n’est pas le seul ?

Dauzat : Qui a cru devoir lire ce livre ?

M. Hessel : oui, je l’ai lu, bien sûr. C’est un livre qui est extrêmement intéressant si on veut comprendre comment fonctionne le système des SS car il est décrit en détail avec une brutalité extraordinaire. Si on a du courage, qu’on est prêt à lire des horreurs, on comprendra encore mieux comment ils fonctionnent. Il est décortiqué avec une extraordinaire précision.

M. Dauzat : Mais avec des choses très dangereuses. Le livre est dédié aux morts. Et on comprend vite de quoi il retourne. Le héros explique que les chiffres qu’il donne, c’est tiré Histoire de la destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg. Un homme qui n’est pas suspect de sympathies pro-allemandes. Voyez son nom. Quelqu’un qui écrirait ça dans la presse serait poursuivi. Là, le romancier se permet tout. Deuxièmement, ce qui me gêne, c’est la dédicace : aux morts ! Mais quels morts ? Il y a un poème à lire, contemporain de l’Holocauste : Le chant du peuple juif assassiné d’Yitskhok Katzenelson. Ce poète dit : bientôt, on va parler des morts « en vrac ». Nous, nous sommes dans la mémoire des gens qui ont disparu, ce n’est pas aux morts, c’est à un être en particulier qu’on s’adresse, un être à qui il faut redonner un nom à chaque fois. Et tant que chaque nom n’aura pas été rétabli, cette personne n’aura pas la sépulture à laquelle elle a droit.

Pardonnez-moi de vous avoir interrompu, mais je suis très gêné à l’idée que des personnes pensent apprendre quelque chose en lisant ce roman. Il y a dans ce livre quelque chose de scandaleux, et l’ignorance critique de la presse me scandalise. L’auteur raconte avec désinvolture la visite d’Albert Speer à Dora. Il a recopié de manière impudique une page de l’ouvrage d’André Sellier, un ancien déporté qui a fait avec ses amis le travail que les historiens n’ont pas fait. Littell raconte cela. Et il dit que Speer s’est plaint des conditions inhumaines de travail à Dora. A chaque fois, les gens croient apprendre quelque chose comme ça, à chaque fois c’est déformé. Vous, vous avez une expérience directe, vous savez faire la part des choses, vous savez faire la part du mensonge par omission. Mais les autres ? Ils ne sauront pas que Speer a écrit à la chancellerie du Reich pour se féliciter des usines-modèles !

Ma principale réserve là-dessus, c’est que je pense qu’on ne donne pas la parole à un bourreau, on l’amplifie. Pour rester dans le registre de la littérature, Peter Weiss, à propos du procès de Francfort, avait su faire entendre le mensonge en se contentant de « monter » les déclarations du bourreau. Dans Les Bienveillantes, on n’entend pas le mensonge, c’est pourquoi je trouve qu’il est dangereux, sauf pour des gens avertis comme vous.

M. Hessel : C’est un livre qui est présenté comme un récit d’un pervers, et je rappelle à ceux qui n’ont pas la même connaissance de la mythologie grecque qu’en donnant le titre de Bienveillantes à son livre, il fait référence aux Euménides… Oreste avait tué sa mère, les dieux se sont réunis et ils ont décidé qu’il avait aussi vengé son père. C’est une belle histoire de la mythologie grecque. Nous sommes en train de parler de choses présentes dans lesquelles tout ce qu’a dit notre président est justifié et j’y souscris pour ma part. Mais dans la psychologie extraordinairement diversifiée de nos contemporains, il y a des ressources et des richesses qui peuvent être stimulées par tel ou tel aspect de la réalité.

A cet égard, je voudrais dire que cela a été pour moi en tout cas une fois de plus la reconnaissance de la richesse et de la diversité dans laquelle nous vivons, que des enfants du collège Morvan aient pu suivre nos travaux grâce à cette formidable capacité de transformer en signes ce que nous, nous produisons en mots, c’est une richesse et cela donne une sensibilité accrue, j’en suis sûr, et nous devons rendre hommage à ceux qui ont à la fois le sens, la sensibilité, l’intelligence et le dévouement pour faire de cette fraction importante de l’humanité avec laquelle nous vivons – ceux qui n’entendent pas – les porteurs à leur tour des messages essentiels dont nous avons tous besoin.

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